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ténébreux ! Et lorsqu’à la fin de cette belle invocation Orfeo s’écrie : Son disperato !… chacun se sentit tressaillir au fond du cœur. Il serait impossible d’exprimer par des paroles la manière dont l’artiste sut rendre le cantabile sublime qui suit le récitatif :

Che faro senza Euridice
Dore andro senza il mio bene.

Ce vieillard ridicule, dont les manières efféminées étaient plutôt de nature à exciter le dégoût que l’admiration, paraissait un dieu inspiré en chantant cette mélodie pathétique, ce qui fit dire à l’abbé Zamaria qu’après avoir entendu un pareil morceau, il n’y avait plus qu’à s’écrier avec le poète :

Ah ! miseram Eurfdicen ? anima fugiente vocabat,
Eurydicen toto referebant flumine ripæ.

Lorenzo avait écouté Guadagni avec le double intérêt de la curiosité et de la passion qui trouvait dans les plaintes d’Orphée un aliment à ses propres sentimens. Debout sur le palier de la porte, les yeux fixés sur Beata dont il épiait les mouvemens, refoulant la jalousie qui le dévorait, il s’identifiait avec le personnage, et la musique de Gluk ainsi que le talent de son interprète excitèrent son émotion jusqu’aux larmes. Il s’enfuit de honte et alla se cacher derrière un gros citronnier pour donner un libre cours à sa douleur. Inquiète de cette disparition, retenue par les convenances et la crainte de se trahir, Beata se leva lentement, et, feignant d’avoir besoin de marcher un peu, elle prit le bras de Tognina et s’en alla dans le jardin. Elle aperçut Lorenzo qui sanglotait dans un coin. Sans oser l’aborder, comme elle le faisait autrefois, elle errait autour de lui comme une âme indécise qui hésite à franchir le dernier degré qui sépare la pudeur de l’amour. Elle l’observait de loin, jetant sur lui un regard plein d’inquiétude et de tendresse.


V.

Le lendemain de cette soirée, la famille Grimani quitta la villa. On était au mois d’octobre. Le départ du sénateur pour Venise était irrévocablement fixé et devait avoir lieu sous peu de jours. Lorenzo, qui était resté quelque temps sans voir sa mère, préoccupé qu’il était par le nouveau sentiment qui remplissait son âme, résolut d’aller lui faire ses adieux et de passer une journée à La Rosâ, où il n’avait fait que de rares apparitions depuis son entrée dans la famille Zeno. Le bruit de l’arrivée de Lorenzo s’étant répandu dans le village, une foule de curieux accourut bientôt et remplit la petite maison de Catarina Sarti. Zina, qui était mariée depuis quelques mois,