Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/1023

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prétentions ou des griefs d’une communion chrétienne de l’empire ottoman ; sa politique en Orient s’était tout à coup démasquée. Elle ne voulait peut-être pas tenter la conquête matérielle de La Turquie, bien sûre de rencontrer à Constantinople quelque chose de plus redoutable que la résistance des Turcs, la civilisation occidentale tout entière combattant pour la liberté du monde sur un champ de bataille suprême, mais elle voulait absorber moralement l’empire ottoman, et attirer à elle, par une surprise qui lui permettrait d’attendre son heure, tous les chrétiens, c’est-à-dire presque toute la population de la Turquie d’Europe. Pour atteindre ce but, la question des lieux-saints avait été l’occasion, le prétexte, la dissimulation avait été le moyen. Maintenant le dépit, l’orgueil, l’ambition, la poussaient aux entreprises de la force, auxquelles elle aurait sans doute préféré les succès de la ruse, et, au mépris de ses protestations les plus solennelles, elle allait attaquer l’intégrité de l’empire ottoman, dont elle n’avait pu réussir à entamer l’indépendance. — Contre ses prétentions et son agression, la Russie voyait se lever devant elle non plus seulement la France, mais les quatre puissances qui avaient garanti avec elle l’intégrité et l’indépendance de l’empire ottoman. La question avait pris des proportions européennes, et entrait désormais dans une période nouvelle.


III

Telle fut donc, après l’éclat et l’échec de la mission du prince Menchikof, la situation respective des puissances. D’un côté était la Russie maintenant sa prétention à obtenir un engagement qui liât la Porte vis-à-vis d’elle dans l’administration des intérêts religieux des Grecs, et en attendant que son exigence fût satisfaite, occupant et gardant comme un gage matériel deux provinces de l’empire turc ; d’un autre côté, la Turquie refusant d’abdiquer une portion de sa souveraineté, mais matériellement atteinte par l’invasion des principautés dans son intégrité territoriale ; en présence enfin de la Russie et de la Turquie, les quatre grandes puissances européennes, qui regrettaient toutes et blâmaient avec plus ou moins de vivacité les procédés de la Russie, et qui toutes approuvaient la résistance de la Porte. Nantie de son gage matériel, la Russie pouvait attendre ; spoliée par une agression soudaine de deux de ses provinces, la Turquie ne le pouvait pas : elle n’avait que l’un de ces trois partis à prendre, céder une portion de sa souveraineté, se résigner à la perte de deux provinces dérobées sur elle en pleine paix, ou faire la guerre. Les puissances ne pouvaient tolérer le démembrement matériel ou moral de la Turquie, qui équivalait au renversement actuel ou prochain