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qui, pour la Russie, avait toute la valeur d’une alliance effective en immobilisant les forces de l’Allemagne, et qui aux yeux de monde portait le cachet d’une sorte de patronage de suzerain. Au point de vue des dangers qui peuvent être suscités en Europe par des mouvemens révolutionnaires ou nationaux, où est l’intérêt le plus réel de l’Autriche spécialement ? Consiste-t-il à s’allier avec la Russie, qui a donné le premier exemple de la violation des traités, et qui en ce moment même, par la force des choses, est l’âme des agitations de la Servie, agitations qui peuvent s’étendre aux provinces slaves de l’Autriche ? Cet intérêt ne consiste-t-il pas plutôt à se rapprocher complètement de l’Europe, dont la solidarité est assise sur le respect des traités ? Que l’Autriche eût incliné vers la Russie, il n’est point difficile de pressentir les complications qui pouvaient naître immédiatement. Qu’elle s’unisse à l’Angleterre et à la France conjointement avec la Prusse, la base nécessaire de l’alliance des quatre puissances n’est-elle pas le maintien des conditions territoriales actuelles de l’Europe ? Et en outre l’union des quatre états n’est-elle pas la force la plus imposante pour tenir en respect les élémens révolutionnaires ? C’est ce qu’exprimait récemment le Moniteur en disant que, si les drapeaux de la France et de l’Autriche marchaient unis en Orient, on ne les diviserait pas sur les Alpes.

Ce danger révolutionnaire, que le comte Orlof invoquait il y a peu de jours à Vienne, c’est justement ce qui sépare l’Autriche de la Russie, parce qu’après tout si l’impulsion révolutionnaire vient de quelque côté aujourd’hui en Europe, ce n’est ni de l’Angleterre ni de la France. Du reste, l’Autriche n’en est point sans doute à savoir que la plus extrême modération et la marche la plus prudente ne sont point des gages suffisans à Saint-Pétersbourg. Le peu de succès de la mission du comte Orlof parait avoir tellement irrité le tsar, qu’au premier moment il voulait, assure-t-on, interdire à ses officiers de porter des décorations autrichiennes et enlever à quelques corps de son armée les noms qui rappellent l’Autriche. Tout ceci vient à la suite d’un incident singulier qu’on rapportait il y a quelque temps. On raconte donc, — que ne raconte-t-on pas ? — qu’après la guerre de Hongrie l’empereur François-Joseph, étant allé à Varsovie et se trouvant auprès d’une statue de Sobieski, aurait dit à l’empereur Nicolas, en lui montrant l’image du héros polonais : « Voilà le premier sauveur de l’Autriche, sire, vous êtes le second. » Plus tard, il y a quelques mois, après les conférences d’Olmütz, où la politique russe n’avait pu arriver à ses fins, l’empereur François-Joseph étant retourné à Varsovie, l’empereur Nicolas lui aurait dit, en lui montrant la même statue de Sobieski : « Voilà la première dupe, je suis la seconde. » Le tsar se serait même servi, dit-on, d’une expression moins impériale encore que celle de dupe. S’il résulte de ces paroles que l’amitié de la Russie n’est pas toujours aussi chevaleresque qu’elle le parait, cela prouve aussi qu’à travers la réserve habituelle de sa diplomatie, la résolution de l’Autriche n’a cessé d’être la même au fond. Peut-être devrait-on aller plus loin : on pourrait dire qu’en agissant ouvertement en faveur de l’indépendance de l’empire ottoman, l’Autriche est de toutes les puissances la plus fidèle à sa politique. Lorsqu’avant la guerre de 1828 la Russie, pour des griefs à peu près semblables à ceux d’aujourd’hui, se disposait à employer les moyens coercitifs contre la Turquie,