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la révolution d’Angleterre va compléter son œuvre par deux volumes longtemps attendus. Alors, nous en avons grand’peur, Cromwell sera connu et jugé. Profitons du temps qui nous reste.

Olivier Cromwell a pris place dans l’histoire à ce rang des hommes qui n’ont pas de supérieurs ; il est de la compagnie des maîtres du monde. Malgré le peu d’éclat de ses débuts, malgré la simplicité, j’oserai dire bourgeoise, de ses mœurs, malgré je ne sais quoi de rude et de commun dans son attitude et dans son langage, quoiqu’il n’eût rien de ces apparences séductrices ou grandioses que ne dédaigne pas le génie même pour s’emparer de l’admiration des hommes, il fut reconnu par son siècle, et par son siècle plus peut-être que par son pays, pour un de ces individus d’élite prédestinés au commandement. En France, où tant de préjugés devaient alors rendre les esprits aveugles ou injustes à son égard, son mérite perça le nuage et frappa les yeux les plus prévenus. La forte imagination de Bossuet, surmontant ses croyances, ses ménagemens et ses scrupules, le contraignit à reconnaître une grandeur qui lui devait être si nouvelle et si haïssable, et il s’étudia à tracer avec plus d’éloquence encore que de vérité ce portrait célèbre qui a été longtemps parmi nous le meilleur titre à la gloire de son modèle, La réputation littéraire de ce morceau classique a suffi pour accréditer sur parole le renom du personnage et pour ôter toute apparence de paradoxe à l’admiration qu’on lui témoigne. L’orateur a cautionné le héros, et même il a contribué à lui prêter je ne sais quelle figure mystérieuse et imposante qui est peut-être au-dessus ou du moins en dehors de la réalité. Ce n’est pas la première fois que le talent, élevant l’histoire jusqu’à la poésie ou la faussant jusqu’au roman, aurait donné à des hommes qui ont vécu une apparence imaginaire et un caractère de convention bientôt plus notoire et plus accepté que le caractère véritable. Nous avons vu s’accomplir sous nos yeux de semblables transformations.

Ce n’est pas qu’il fût plus juste et plus exact d’abuser de quelques-unes des formes prosaïques du personnage de Cromwell pour le ramener aux proportions d’un vulgaire habile homme, et n’en faire qu’un soldat brave, sensé, ambitieux et résolu. Ce serait le diminuer assurément et lui enlever son originalité. Or Cromwell est précisément un grand homme très original. S’il manque d’un certain brillant, de plusieurs qualités éclatantes auxquelles l’histoire se laisse gagner, il est loin d’être terne et insignifiant, il est même marqué d’une empreinte unique ; sa distinction arrive à la singularité. S’il n’y a pas moyen de l’assimiler à Périclès ou à Jules César, quoiqu’il semble avoir fait quelque chose de l’œuvre de l’un et de l’autre, il avait son genre de prestige. Plus comparable au premier prince d’Orange, à