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pour l’empire menacé par l’Europe et déserté par le succès. Ou vit ces populations, enrichies par leur union avec la grande nation voisine, ouvrir elles-mêmes à l’ennemi les portes de ces cités si longtemps françaises. Pas un effort ne fut tenté par la voie des négociations ni par celle des armes pour conserver un lien avec la France : pas un regret ne fut donné à un régime qui avait été pour ces peuples fécond en bienfaits, et qu’allait remplacer une domination plus blessante pour les intérêts, plus alarmante pour les consciences, lui insultant ici aux sentimens religieux, ailleurs aux sentimens nationaux, en refoulant partout les forces morales sous le niveau d’une administration uniforme, on avait perdu en Belgique comme en Allemagne, en Espagne comme en Italie, le profit de toutes ses bonnes intentions et le fruit de ses innovations les plus heureuses, tant il est vrai qu’il ne suffit pas de servir les intérêts des nations pour les subjuguer, et que le progrès n’est accepté qu’autant qu’il n’oblige pas à sacrifier l’honneur.

Ce fut surtout au-delà des Alpes qu’éclata le caractère artificiel de l’œuvre immense issue, du commerce solitaire de l’ambition avec le génie. Le territoire français était à peine envahi, qu’on vit renaître dans toute la péninsule ces antipathies séculaires contre la domination de l’étranger, et ces rêves, toujours trompés, mais toujours persistans, de l’indépendance nationale. Murât s’efforçait à Naples de profiter de ces dispositions universelles, quoique stériles, pour séparer son sort de celui de son bienfaiteur et de son frère : dans une proclamation trop fameuse, il outrageait l’insatiable ambition que lui seul en Europe n’avait pas le droit d’accuser ; puis, traitant publiquement avec l’Angleterre et avec l’Autriche, il joignait ses armes à celles des puissances alliées, « dont les intentions magnanimes étaient de rétablir partout la dignité des trônes et l’indépendance des nations[1]. » Le prince Eugène, héroïque dans sa fidélité sans faste et son dévoûment filial, n’imitait pas sans doute un tel exemple, et s’ensevelissait noblement dans le désastre d’une politique dont il aurait pu faire sortir sa grandeur personnelle ; mais à la douleur d’assister impuissant et désarmé à la chute de l’empire venait se joindre l’amertume, plus vive encore, d’avoir à lutter contre une insurrection presque générale dans ces provinces, objet des plus chères complaisances de Napoléon ; car dans cette ville de Milan, où le marbre et l’airain portaient partout l’immortelle empreinte du nom du conquérant, le vice-roi, après dix années d’une administration paternelle, échappait à grand’peine à la fureur populaire, qui s’assouvissait dans le sang de l’un de ses ministres.

  1. Proclamation du 10 janvier 1814.