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las Martinos, — il a conservé leur nom, — pour recevoir le pain de la charité. « Le vendredi, dit naïvement Jasmin, était un jour néfaste pour moi. C’était un vendredi que mon grand-père mourut à l’hôpital ; c’était le vendredi que je voyais toujours pleurer ma mère ; c’était toujours le vendredi que finissait notre miche et que le pain nous manquait. » Aussi, avec la vivacité d’un souvenir personnel, a-t-il stigmatisé ce vendredi dans la Semaine d’un fils, ne faisant en cela, sans s’en douter, que mettre plus de fidélité dans l’expression des mœurs et des traditions populaires.

Toujours est-il que c’est au sortir de ces scènes que Jasmin devenait bien et dûment coiffeur, — garçon coiffeur toutefois d’abord, — pour finir par avoir sa boutique où allait se lever pour lui une nouvelle vie éclairée de poésie et de bien-être. Franchissez quelques années maintenant : ce n’est plus l’enfant pauvre allant recevoir, la nuit, le pain de la charité. Partout il est reçu avec éclat ; les villes le fêtent et lui envoient des couronnes ou des coupes d’or ; il aide à bâtir des églises ; il a la renommée pour lui. Et cependant c’est toujours la même nature vive et mobile, passionnée et ardente, mêlant a gaieté et l’émotion, le sel gaulois et l’attendrissement, raffinée sans doute par une sorte d’éducation spontanée, mais restant avec ses saillies, avec ce premier fonds populaire, et tirant une originalité nouvelle du contraste perpétuel du passé et du présent. Il y a quelques années, dans une réception que lui faisait une ville voisine d’Agen, Aiguillon, son premier souvenir fut qu’un jour, aux approches de sa première communion, vers 1811, il n’avait pas de souliers. On demanda un commissionnaire pour porter une lettre à Aiguillon, au prix de quatre francs ; c’était le prix de ses souliers. Il partit aussitôt gaiement, et peu avant d’arriver, il s’arrêta sur le bord d’un fossé pour manger son morceau de pain et boire un peu de l’eau limpide et fraîche qui coulait du rocher. Or c’était justement l’endroit où, trente ans plus tard, on venait le recevoir, et la bouffée de la jeunesse revenait d’elle-même à son imagination. Ainsi s’est formée et développée cette nature, apprenant au spectacle de la misère de son enfance à se contenter d’une médiocrité facile, et au spectacle de son heureuse fortune, à ne point mettre dans la misère un levain de haine et d’envie, — restant populaire en élevant sa condition, et prodigue d’elle-même jusqu’à l’enthousiasme.

Ainsi s’est formé l’homme ; mais comment s’est formé le poète ? La poésie, en réalité, chez Jasmin n’est autre chose que l’émanation de cette vie pleine de contrastes ; Elle en reproduit l’originalité intime, la saveur, les accidens, les nuances fugitives, qu’elle fond dans une expression nouvelle. Tout vit, tout agit dans la poésie de Jasmin ; il n’est point une idée, il n’est point une impression qui