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ne devienne un drame. Dans ce drame à mille scènes, les tableaux se succèdent, les souvenirs parlent, la réalité populaire s’éclaire d’un jour idéal, l’émotion palpite, la gaieté éclate, et la langue se plie à tous les mouvemens de cette pensée flexible et colorée qui n’est jamais plus inventive que dans les détails. Seulement est-ce donc que Jasmin est arrivé tout d’un coup à cette expression des choses morales et des choses naturelles ? Le premier obstacle pour lui était la langue même, dont il a depuis fait un si délicat usage. Quand il a senti s’éveiller le souffle de la poésie, qu’était cette langue ? Elle n’était plus écrite depuis deux siècles ; c’était en quelque sorte un idiome flottant, sans règles dans le peuple, exposé au sort de tous les idiomes qu’une culture incessante n’entretient plus. D’un côté il semblait que ce qu’elle eût de mieux à faire, c’était de se rapprocher de notre langue ; de l’autre, elle ne semblait plus propre qu’à exprimer certaines jovialités populaires. Elle était entre deux dangers, celui de se dénaturer et celui de se corrompre encore davantage ; elle risquait de devenir française à demi ou de rester uniquement la langue des privautés et des grivoiseries du peuple. De là une phase singulière pour un poète comme Jasmin, — phase où il devait nécessairement sentir les influences du milieu dans lequel il vivait ! Puis un jour il s’est dit qu’autour de lui on souffrait, on sentait, on aimait, et que ces émotions, ces souffrances, ces déchiremens avaient, eux aussi, leur expression dont on ne se rendait pas compte, mais qui n’en était pas moins vraie et éloquente dans sa simplicité, sans être ni française ni vulgaire.

Là était pour l’auteur de l’Aveugle toute une révélation ; il était sur la voie d’une poésie simple, naturelle et vivante. Lui-même n’a-t-il pas laissé percer quelque chose de ce mystérieux travail intérieur ? « En 1834, disait-il, un incendie éclata de nuit dans Agen. Un jeune enfant du peuple bien doué, mais qu’une demi-éducation avait rendu maniéré, fut témoin d’une scène déchirante, et comme nous arrivions sur les lieux, quelques amis et moi, — palpitant et plein d’émotion encore, il nous la raconta. Je ne l’oublierai de ma vie ; il nous fit frémir,… il nous fit pleurer… C’était Corneille ! c’était Talma ! Je parlai de cette métamorphose le lendemain dans des familles intelligentes ; on le pria de raconter le fait… Mais la fièvre de l’émotion s’était éteinte ; il fut phraseur, maniéré… Alors je compris que dans nos momens d’émotion et de fièvre, parlant et agissant, nous étions tous laconiques et éloquens, pleins de verve et d’action, vrais poètes enfin lorsque nous n’y songions pas, et je compris aussi qu’une muse pouvait, à force de patience et de travail, arriver à être tout cela en y songeant !… » Si l’on veut connaître le vrai mérite, la véritable originalité de Jasmin, c’est d’avoir pressenti le secret de cette éloquence