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révolution. Un autre motif lui rendait la résignation plus impossible encore. Il avait l’instinct profond que ses souffrances serviraient sa cause, et que pour lui le martyre valait mieux que le repos. C’est ce que comprenait confusément le gouverneur, lorsqu’il expliquait les plaintes quotidiennes des prisonniers et les refus souvent opposés à ses offres les plus bienveillantes par un système de conduite dont on entendait le rendre victime.

L’état de cet esprit, qui, après avoir longtemps entretenu l’espérance, repousse toute consolation et va jusqu’à provoquer la souffrance par de lointaines considérations d’avenir, se révèle même dans les livres écrits à Sainte-Hélène par les biographes de la captivité. On l’entrevoit particulièrement chez M. de Montholon, qui a assisté aux dernières phases de la lente agonie, et qui, avec des qualités moins brillantes que ses prédécesseurs, a l’avantage de s’occuper plus de son héros et moins de lui-même. « L’empereur commence à craindre que la situation de l’Europe ne soit pas ce qu’on lui dit. — On me berce d’illusions, m’a-t-il dit ce matin[1]. On a tort. Le réveil est trop pénible quand apparaît la vérité. Si, depuis deux ans que je suis ici, je n’avais pas espéré un retour de fortune, j’aurais pris mon parti, je me serais créé les habitudes d’un riche colon. Je me serais fait un beau parc à force d’argent ; on m’aurait bâti un beau château. J’aurais bien vécu avec ce M. Lowe ; j’aurais fait la cour à sa femme, qu’on dit fort jolie. Nous aurions passé notre temps en gentilshommes campagnards. J’aurais bien sûrement depuis longtemps toute l’île pour prison. Que d’ennuis je me serais évités ! Et qui sait si de ce système de vie ne serait pas sorti un entendement avec le gouvernement anglais ? Mais le vin est tiré, il faut le boire jusqu’à la lie. Et puis mon fils ! si je meurs sur la croix et qu’il vive, il arrivera[2]. »

Tout le drame de Sainte-Hélène est dans ces dernières paroles de l’homme qui calculait avec une perspicacité si merveilleuse l’effet du malheur et de la distance sur l’imagination des peuples. Cette confiance dans le magique avenir de son nom ne l’abandonna jamais, lors même qu’il eut perdu toute espérance personnelle. De sombres nuages planaient sur l’Europe dans l’année qui précéda la mort de l’empereur Napoléon, et, pour avoir été un moment dissipés, ils ne devenaient pas moins menaçans pour la génération qui devait suivre. L’oreille tendue à tous ces bruits qui semblaient annoncer la chute des dynasties antiques, le captif des cabinets essayait en quelque sorte de prendre le vent des révolutions futures, et de se mettre dans le courant de toutes les idées nouvelles. Le génie de l’industrie

  1. 15 août 1817.
  2. Récits de la Captivité de l’empereur Napoléon, tome II, ch. III.