Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/1174

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

pour l’examen de la question qui nous occupe. Prenons un exemple. Nous avons dit tout à l’heure que ces deux pays, — les États-Unis et la Russie, — sont tous les deux conquérans, et sans doute on peut déjà, à l’occasion de ce caractère commun, apercevoir le mode particulier d’action qui appartient à chacun d’eux. L’Amérique du Nord envahissant le Texas, la Californie et le Mexique ne procède pas comme la Russie s’emparant de la Crimée, du Caucase ou de la Moldavie. Quand le gouvernement des États-Unis fait une conquête, à vrai dire, elle est déjà presque accomplie par les citoyens de ce pays. Ceux-ci, ne prenant conseil que de leur humeur aventureuse et de leur infatigable activité, se précipitent sur la contrée voisine, non pas l’épée, mais la charrue à la main ; ils s’y introduisent, s’y établissent, s’emparent des terres les plus fertiles, construisent des habitations, et ils sont déjà maîtres du pays lorsque se pose la question de savoir s’ils devront le conserver. Le gouvernement des États-Unis n’a été pour rien dans leur entreprise ; c’est sans son concours, quelquefois contre son gré et en dépit même de sa défense[1], qu’elle reçoit son exécution. La conquête se fait ainsi sans armée, ou plutôt l’armée conquérante en ce pays, ce sont les pionniers, c’est le peuple, un peuple innombrable, qui s’étend partout où il peut, et qui s’avance partout où il voit des espaces vides et des savanes à défricher. Le gouvernement américain finit cependant par intervenir, non pour vaincre des obstacles déjà surmontés, mais pour imprimer un caractère public à des aventures privées, et couvrir du nom de conquête ou d’annexion l’usurpation accomplie.

Aux États-Unis, la conquête est l’œuvre de l’activité individuelle et spontanée ; en Russie, elle procède de l’initiative du gouvernement. L’ordre de conquérir est donné d’en haut. À la voix du maître absolu, une armée s’élance vers la contrée, quelle qu’elle soit, dévouée à l’invasion, et son obéissance passive est la même, soit qu’on l’appelle vers les rives du Danube ou sur les bords de la Mer-Noire. Une proclamation engage la lutte que termine un bulletin glorieux, et un décret de l’empereur annonce solennellement la réunion à l’empire d’un nouveau territoire où plus tard on enverra des habitans.

Poursuivons l’exemple et la comparaison. La conquête est faite, il s’agit maintenant de peupler et de coloniser les territoires conquis. Comment pour cette œuvre procède la Russie ? Comment l’Amérique ? En d’autres termes, quelle est, dans l’un et dans l’autre pays, la méthode suivant laquelle se pratique la colonisation intérieure du pays ? Et d’abord, de quels élémens se compose-t-elle ici et là ?

Aux États-Unis, c’est, comme on sait, l’émigration étrangère qui

  1. Comme le prouve l’entreprise contre Cuba.