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qui était le résultat du penchant, naturel à certains esprits, de faire de toute chose offerte par le hasard un élément d’activité. L’artiste se demanda pour quelle raison cette jeune fille paraissait si heureuse de fuir Paris, et pourquoi elle semblait redouter d’y retourner. Là-dessus il bâtit mille suppositions, dont aucune ne le satisfit sans doute, puisque cette curiosité, qui avait commencé par n’être qu’un passe-temps, devint un réel désir de savoir qui étaient, ce que faisaient et où allaient les voyageurs que le hasard lui donnait pour compagnons.

Il cherchait depuis quelques minutes un moyen adroit pour entrer en conversation avec le père, quand celui-ci vint fournir lui-même le prétexte après lequel courait l’imagination peu inventive de l’artiste. Au bout d’une heure de causerie, Antoine savait que son compagnon de route était un ancien entrepreneur de travaux publics ruiné par des spéculations malheureuses, resté veuf avec une fille à laquelle il avait fait donner une brillante éducation pendant l’époque de sa prospérité. Quand les mauvais jours étaient venus, celle-ci s’était hâtée de convertir en une science sérieuse et plus étendue les connaissances qu’elle avait acquises dans une grande pension à Paris. Elle voulait se livrer à l’instruction publique, et travaillait depuis deux ans à obtenir les diplômes nécessaires pour le professorat. À la suite d’un examen brillant, autant pour la délasser un peu des laborieuses études qui lui avaient été nécessaires que pour la récompenser de son succès, son père lui donnait quelques jours de vacances, et profitait de ce voyage pour lui faire prendre quelques bains de mer.

Antoine allait peut-être en apprendre plus long, car le père d’Hélène se montrait volontiers disposé à la confidence ; mais le train s’arrêta brusquement, et le conducteur vint ouvrir la portière en criant : Mantes ! Mantes ! Antoine était arrivé à sa première étape ; il prit son sac, son bâton, salua ses compagnons de route et descendit du wagon. Dix minutes après, le train se remettait en route. Le père et la fille étaient restés seuls.

— Je regrette que ce jeune homme qui vient de descendre n’ait pas continué à voyager avec nous, dit le père, sa conversation m’intéressait. C’est un peintre qui va en Normandie faire des études. Il est fort poli. As-tu remarqué, Hélène ? depuis que nous sommes partis de Paris, il avait à la main une cigarette tout apprêtée, pourtant il n’a pas fumé. Je lui ai cependant dit de l’allumer, il n’a pas voulu ; c’est à cause de toi.

Hélène, occupée à regarder les premières campagnes de la Normandie, ne répondit pas ; mais peu de temps après elle sentit remuer sous son pied un objet qu’elle ramassa aussitôt.

— Le voyageur qui est descendu à Mantes a oublié cela, dit-elle