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il est à la fois le héros, l’inventeur et le premier admirateur, car pourquoi ne point dire aussi que Jasmin aime le doux aiguillon des sympathies ? Quelque enivrans cependant que soient ces succès de l’homme accoutumé à être toujours en scène, de l’acteur. Jasmin est trop intelligent pour ne pas savoir que s’il n’était que cela, il ne serait qu’un objet de curiosité, et que les plus réels comme les plus durables succès sont ailleurs. Ils sont dans les vraies, sérieuses et justes émotions qu’éveille une poésie sincère et touchante. Or ces émotions ne s’expriment pas toujours avec bruit ; c’est le cœur qui les sent, c’est l’esprit qui les goûte. Il y a beaucoup de mélodrames vulgaires qui ont fait pleurer plus que ne fit jamais pleurer une ode d’Horace sur la fuite du temps, et l’ode du poète latin n’en reste pas moins avec son charme immortel. C’est à ce genre de succès que l’auteur de la Vigne doit, non pas prétendre aujourd’hui, puisqu’il y est arrivé plus d’une fois, mais tenir, — parce que seuls ils naissent de l’esprit et du cœur satisfaits. Ce que nous voulons dire, c’est que si l’acteur est rare chez Jasmin, il ne doit jamais éclipser le poète, qui est plus rare encore.

Ce qui distingue profondément Jasmin comme poète, c’est qu’avec un idiome populaire qu’il s’efforce même de ramener à sa simplicité et à sa naïveté premières, il est arrivé à un art savant et délicat. Avec un instrument pour ainsi dire borné et restreint, il est parvenu à exprimer des vérités universelles de l’âme humaine. Soit qu’il raconte la passion pure et malheureuse de l’Aveugle et de Marthe, soit qu’il peigne la coquetterie, bientôt prise elle-même d’amour, dans Françounetto, ou le double sacrifice de deux frères qui s’immolent l’un à l’autre leur amour et leur vie, comme dans les Deux Jumeaux, soit enfin que dans ses épîtres ou dans ses morceaux familiers il fasse vibrer les cordes les plus intimes du cœur, et laisse respirer le parfum du jeune âge ou de la plus aimable sagesse, le côté humain, vrai, se fait sentir dans Jasmin. Presque toujours il prend une donnée empruntée à la réalité populaire, et cette donnée se développe à travers une succession de tableaux brefs et rapides, de peintures saisissantes, de traits descriptifs, de scènes rustiques finement observées, comme celles du pain bénit ou des dévideuses dans Françounetto. Le fait d’une jeune fille idiote, — innocente, selon le mot naïf du peuple, — que tout le monde a connue à Agen, à qui les enfans criaient : Marthe, un soldat ! ou dont on disait : Marthe sort, elle doit avoir faim! — ce fait seul est une inspiration à l’inventeur méridional, et l’aide à reconstruire tout un poème de sacrifice, d’abnégation et de passion.

Qu’est-ce donc que cette jeune fille idiote ? Quel est le mystère de cette folie, de cette innocence qui lui fait ouvrir de grands yeux