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à bord ou en descendre. M. Bridoux, qui n’avait pas le pied marin, se plaignit tout haut de la difficulté qu’on devait éprouver pour monter.

— Quand on veut ses aises, on ne navigue pas sur un bateau qui ne transporte que des marchandises ; les barriques et les boucauts ne demandent pas d’escalier, dit sèchement le capitaine. Cependant, comprenant l’embarras dans lequel se trouverait la jeune fille, il fit descendre une échelle dans le canot pour qu’elle pût monter plus facilement. Son père profita de la circonstance ; il monta après elle, assez embarrassé par les longues basques de sa redingote. À peine sur le pont, Hélène courut reprendre la place qu’elle y occupait la veille ; son père alla se placer ailleurs : ils semblaient se bouder ; un quart d’heure après, l’on était en route. Placés de chaque côté du bateau, deux matelots plongeaient alternativement dans l’eau la longue perche métrique qui sert à en mesurer la profondeur, et proclamaient à haute voix le résultat de chaque coup de sonde. Attentif à ces indications répétées d’une voix monotone, le pilote, les yeux fixés sur le timonier, lui indiquait, selon le mouvement imprimé à sa main, la marche qu’il devait suivre. Tous ces détails de navigation étaient nouveaux pour Antoine et excitaient sa curiosité. Quant à M. Bridoux, il paraissait fort inquiété par le travail de la sonde.

— Nous sommes donc dans un passage dangereux ? demanda-t-il aux deux jeunes gens.

Jacques lui expliqua que les bancs de sable, souvent déplacés par le mouvement des eaux, nécessitaient l’emploi des pilotes ; M. Bridoux alla porter ce renseignement à sa fille, qui se borna à lui répondre qu’elle aurait pu le lui fournir elle-même.

Après avoir dépassé Caudebec, où l’on s’arrêta quelques instans pour prendre de nouveaux pilotes et déposer ceux de La Meilleraye, Antoine et Jacques, dont l’appétit était aiguisé par l’air vif du matin, s’installèrent sur une grande caisse renversée pour y déjeuner avec les vivres embarqués la veille. M. Bridoux, qui avait eu la même idée et au même instant, demanda aux deux jeunes gens la permission de profiter d’un coin de leur table improvisée ; il alla chercher auprès de sa fille le cabas qui contenait ses provisions. Hélène parut contrariée de ce déjeuner en commun, et refusa de prendre part à ce qu’elle considérait comme une indiscrétion de la part de son père. La véritable raison de ce refus, c’est qu’elle redoutait que M. Bridoux ne renouvelât auprès des deux amis quelque récit du même genre que ceux à propos desquels le capitaine de l’Atlas s’était exprimé avec la rancune d’un homme ennuyé.

Cet incorrigible penchant à une intimité trop immédiate, qui entraînait M. Bridoux à jeter dans l’oreille d’un étranger bon nombre