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de choses, parmi lesquelles il s’en trouvait d’utiles à taire, était chez lui doublé d’une autre mauvaise habitude : il répondait quelquefois avec certaines formes de familiarité qui pouvaient n’être pas du goût de tout le monde, et choquer des gens susceptibles ou mal disposés. Si délicatement qu’elle eût essayé de lui faire entendre raison, Hélène avait presque toujours échoué auprès de son père. Il ne pouvait comprendre qu’en appelant mon brave, homme ou mon cher quelqu’un avec qui il causait depuis cinq minutes, il blessait au moins certains usages, s’il ne blessait pas la personne avec laquelle il employait ces locutions. Quand sa fille lui faisait quelque observation à cet égard, il avait coutume de répondre qu’il s’était trouvé en relations très souvent avec de grands personnages, et que jamais ses façons d’agir ou de parler n’avaient porté atteinte à ses intérêts ou à l’estime qu’on faisait de sa personne. Hélène l’aurait confondu de surprise, et certainement ne l’aurait pas crue, si elle avait tenté de lui prouver que, vu la nature de ses relations avec les grands personnages en question, ceux-ci avaient toute autre chose à faire qu’à prendre garde à ses façons d’être ou de n’être pas. D’ailleurs, loin de les blesser, l’ignorance de certains usages chez leurs inférieurs est au contraire une espèce de flatterie aux yeux des gens qui, par leur position, pensent être les seuls destinés à les connaître et à les pratiquer. Fille de sens, et du meilleur, Hélène souffrait de savoir que son père pouvait souvent trahir à l’observation des moins clair-voyans un manque de tact dont l’origine était un défaut d’éducation. Sa situation était d’autant plus pénible quand elle se croyait obligée de lui faire quelque remontrance, qu’elle craignait d’amener dans l’esprit de son père cette réflexion assez naturelle : que les bienfaits de cette éducation qu’il lui avait procurée n’étaient pas sans amertume pour lui, puisque Hélène en faisait usage pour remarquer les imperfections de la sienne.

Plus qu’en toute autre circonstance, la fille de M. Bridoux était contrariée de voir son père engager, si courtes qu’elles dussent être, des relations avec les deux jeunes gens que le hasard leur donnait depuis deux jours pour compagnons de voyage. En leur qualité d’artistes, elle pensait que les deux amis devaient avoir cette disposition à la moquerie qui est traditionnelle dans les ateliers, et elle redoutait que son père n’allât à la rencontre de quelque plaisanterie désobligeante. Cependant, lorsqu’elle avait des craintes semblables, la préoccupation d’Hélène n’avait ordinairement que son père pour objet. Elle s’affectait de toute remarque malicieuse faite sur le compte de M. Bridoux ; mais ce n’était qu’indirectement. Cette fois, et sans qu’elle se l’avouât peut-être, c’était pour elle-même qu’elle avait peur. Elle tremblait que certains propos paternels n’attirassent sur