Loin de nous l’idée de nous poser en censeur morose, d’imiter le laudator temporis acti d’Horace, et de nier de parti-pris tout ce qui s’est fait ou essayé au Théâtre-Français depuis cinquante ans ! Nous avons vu, nous voyons encore s’y produire, de temps à autre, d’agréables et ingénieux ouvrages, et, même en mettant à part les tentatives révolutionnaires de l’école romantique, il y aurait pessimisme et injustice à oublier ces succès très réels et très légitimes qui vont de l’École des Vieillards à Mademoiselle de la Seiglière. Toutefois ce qui nous semble incontestable, c’est que ces ouvrages n’entrent pas dans le vif des mœurs de leur temps, qu’ils ne représentent que d’une façon bien superficielle et d’un trait bien léger la société actuelle, et qu’ils rompent par là ou du moins altèrent les traditions de la comédie des deux derniers siècles. Supposez en effet que la civilisation française fût un jour engloutie par quelque cataclysme imprévu, à l’instar de ces sociétés antiques dont l’archéologie et l’histoire cherchent çà et là les monumens et les débris ; supposez que, pour en retrouver la trace, on consultât nos pièces de théâtre : assurément, et sans même tenir compte de son génie, les comédies de Molière, ses marquis, ses médecins, ses précieuses, ses philosophes discoureurs, son bourgeois gentilhomme, son don Juan, son Tartufe, en diraient beaucoup sur les mœurs de ses contemporains. Plus tard, sous un aspect moins profond et avec une portée plus restreinte, les financiers et les débauchés de Lesage, de Regnard et de Dancourt, leurs jeunes libertins spéculant sur la vanité de coquettes bourgeoises, ces premiers échecs de la noblesse se débattant contre l’argent ou pactisant avec lui, marqueraient fidèlement les vicissitudes d’une société qui se corrompt et s’amoindrit. Un peu plus loin, les Aramintes et les Cidalises révéleraient, dans ses mobiles et élégantes surfaces, ce monde prétentieux et musqué dont les grâces mignardes masquaient de si redoutables abîmes et préludaient à de si sanglantes secousses ! Enfin le dernier venu de ces nombreuses générations dramatiques, où se reflétaient tour à tour nos diverses phases sociales, le dernier anneau de cette chaîne qui tenait par un bout à la vie publique et privée de toute une époque, Figaro, avec son bizarre entourage et les singulières complications de son avènement, résumerait trop fidèlement, hélas ! et d’une manière toute prophétique, la suprême attitude d’un monde qu’enivrait d’avance le sentiment de sa destruction prochaine, et qui semblait prendre un plaisir fébrile à se passer de main en main les armes qui allaient servir à sa perte. En un mot, ce serait toujours au répertoire de la Comédie-Française qu’il faudrait recourir pour se faire une idée complète ou approximative des mœurs et des tendances de tel ou tel moment, pour suivre pas à pas les vestiges de notre histoire intime et familière, et reconstruire par la pensée une civilisation disparue.
En serait-il de même pour notre époque ? En retrouverait-on aussi aisément l’empreinte dans les œuvres qui se jouent depuis quelques années sur notre première scène ? Ce fil indicateur, qui, pendant une période de près de deux cents ans, pourrait guider les recherches des savans et des studieux, dépasserait-il le seuil du théâtre moderne ? Nous ne le croyons pas. Si l’on s’en tient à la Comédie-Française, il est évident que les mœurs contemporaines, la vie de notre temps, la société actuelle, n’y sont plus ou presque plus représentées.
Est-ce à dire qu’on ne les retrouve nulle part, que d’autres théâtres, des