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scènes secondaires, n’aient pas cherché et parfois réussi à en retracer les incidens, à en reproduire les types ? Il suffit, pour répondre à cette question, de jeter un coup d’œil sur les ouvrages qui, dans ces dernières années, ont le plus vivement éveillé la curiosité publique et passionné les esprits. Seulement, pour être juste, pour que personne ne puisse se méprendre et nous accuser de paradoxe, constatons avant tout que dans ces pièces, jouées en général sur des théâtres qui passent pour peu littéraires et qui sont bien dignes de leur réputation, la faiblesse de l’exécution, les fautes choquantes de détail et de style gâtent presque toujours ce que l’intention et l’idée première ont de vivant et de vrai. Ajoutons que le mal, la plaie de notre théâtre pourrait s’expliquer et se définir par le contraste de talens élégans et fins dépensant leurs qualités aimables en des œuvres où l’on ne sent battre aucune des fibres de la vie moderne, et de mains hardies, mais grossières, s’emparant de ces sujets dont les modèles respirent sous, nos yeux, traduisant sur la scène les originaux des salons, de l’atelier et de la rue, mais inférieures à leur tâche et ne nous donnant que d’informes ébauches là où de sérieux écrivains sauraient transformer la réalité et l’élever aux véritables conditions de la poésie et de l’art.

Il n’est sans doute pas besoin de rappeler pour mémoire, à l’appui de nos remarques, ces étranges héros de quelques pièces d’une date déjà éloignée, qui, adoptés par le caprice des artistes et des oisifs, prêtant leur esprit et leur argot à la langue d’un certain monde, propagés par le dessin et la caricature, ont fini par faire partie de la légende populaire du XIXe siècle. — Robert Macaire, ce type des industries véreuses et tarées dont l’avènement était attribué par l’opposition d’alors au régime constitutionnel, et qui, par malheur, lui a survécu; Bilboquet, le charlatan bel-esprit, dont les fantasques saillies défraient encore la petite littérature, et à qui l’on songe en présence de ces grotesques parades que ne nous épargnent guère, hélas ! nos célébrités déchues; Joseph Prudhomme, cette silhouette du bourgeois dont la sottise originelle se confond avec le sentiment de son importance, légalisé par les institutions nouvelles : tous ces types ont été trop souvent étudiés, analysés, commentés, paraphrasés, pour qu’il y ait lieu d’en reparler, et si nous nous y arrêtons un moment, c’est parce qu’ils se rattachent à notre sujet. Comparez en effet la célébrité de ces personnages, leur notoriété bruyante, universelle, avec l’extrême obscurité de leurs auteurs primitifs. Autrefois, lorsqu’on mentionnait un de ces caractères créés par la comédie et popularisés par le succès. Tartufe, Jourdain, Turcaret, Figaro, le nom de l’auteur venait aussitôt à l’esprit, et ce nom était aussi célèbre qu’eux. Mais ces créations de la comédie moderne, quel en est le premier inventeur ? sur quelles planches ont-elles pris naissance ? quelle en est la filiation, l’origine ? à quel nom, à quel talent peut-on en faire honneur ? On le sait à peine, et l’on s’en préoccupe encore moins. Il y a une telle disproportion entre l’idée et l’œuvre, entre l’intention du portrait et le talent du peintre, qu’il nous semble, non sans raison, que l’idée est à tout le monde, et que l’œuvre n’est de personne.

Des réflexions plus sérieuses nous sont suggérées par quelques pièces récentes dont le succès a été trop retentissant pour qu’il soit possible de les passer sous silence.

Des modifications profondes et, selon nous, fâcheuses, se sont accomplies,