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elle s’est abandonnée à une sorte d’archaïsme fantasque que toutes les grâces de sa plume n’ont pu faire réussir. Tous ces essais, d’un genre si différent, se ressemblaient pourtant par un point : idylle ou fantaisie, glorification des vertus champêtres ou réminiscence de la comédie italienne, c’était le même dédain pour cette société que Mme Sand a toujours l’air ou d’ignorer ou de haïr : c’était toujours le même parti-pris de passer à côté de la comédie contemporaine sans paraître ni en comprendre les ressources, ni en soupçonner la portée. Le drame de Mauprat a un défaut pire encore : c’est de tourner fréquemment au mélodrame et de perdre, dans sa transition du livre au théâtre, presque toutes ses qualités littéraires. Mme Sand, dans sa préface, discute l’opportunité et la valeur de ces transformations successives d’une pensée qui se fait drame après avoir été roman. S’il fallait en juger par ce nouveau Mauprat, la question serait bientôt résolue. Que sont devenus ces personnages si saisissans, ces détails si pittoresques, cette narration large et entraînante comme un grand fleuve entre deux rives enchantées ? Les caractères dont le roman agrandissait l’effet en leur prêtant l’idéal et le lointain sont tombés, en se rapprochant du regard et en devenant des hommes de chair et d’os, dans ce moule banal du théâtre, si impatientant pour les vrais artistes et les connaisseurs délicats : Bernard et Edmée restent seuls intéressans, et encore ! dans le spectacle de cette gradation d’élans sauvages, de rechutes terribles, de soumissions amoureuses, par lesquels Edmée fait passer son cousin, dans cette lutte d’une âme pure et fière aux prises avec une nature violente et indomptée, combien de nuances, de demi-teintes, de finesses d’analyse ont nécessairement disparu!

Ou le voit, quelle que soit d’ailleurs notre admiration pour Mme Sand, ce n’est ni dans Mauprat, ni dans ses drames, qu’on peut trouver ce que nous cherchons. Il est clair que le mouvement et la vie se sont déplacés dans la société et dans la littérature dramatique, comme ils se déplacent parfois dans les grandes villes. L’esprit, le bon mot, l’arbitrage littéraire, l’entrain d’imagination et d’intelligence, l’idée de la pièce de demain, le jugement de la pièce d’hier, tout ce qui se trouvait autrefois chez les gens du monde se trouve maintenant, à quelques éta.es plus bas, dans une zone torride qui a ses peintres et ses poètes. L’observation vraie, l’étude piquante, le reflet exact, la personnification animée des physionomies sociales, ne se rencontrent plus au Théâtre-Français, mais sur les scènes secondaires, où se produisent et s’étalent plus librement les mœurs que nous venons d’indiquer. Tout ce qui se perd dans le trajet, en fait d’élégance et de distinction, d’atticisme et de convenance, il est facile de le concevoir : c’est là le premier châtiment des sociétés et des littératures qui ne se respectent plus. Ce châtiment n’est pas le seul : dans ces pièces si fêtées, il est bien rare que les personnages, hommes ou femmes, empruntés à la vie aristocratique et régulière, ne soient pas défigurés et travestis, souvent même outragés. Comment en serait-il autrement ? On ne connaît pas, on voit à peine ceux qui pourraient servir de modèles : on ne les juge que par ces exceptions désastreuses ou risibles, par ces déserteurs de la bonne compagnie qui portent dans le camp ennemi leurs révoltes, leurs humiliations et leurs colères. Ce sont ceux-là que l’on peint, et, en présence de leurs portraits à la fois fidèles et menteurs, nul ne se dit que c’est justement le contraste de leurs goûts et de leurs instincts avec ceux