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— Certainement, me répondit-il avec le plus grand calme, et comme si je lui avais demandé s’il y a des oranges en Chine. L’esclavage est une des peines de notre code pour certains crimes. Le mot qui dans notre langue signifie esclave signifiait anciennement coupable; il y a en outre les prisonniers de guerre, les hommes qui se vendent eux-mêmes et ceux qui sont vendus par leur père.

Ce que Houang ne pouvait comprendre dans notre gouvernement, c’était la liberté des partis se disputant le pouvoir par les journaux, par la tribune, et se l’enlevant tour à tour. « J’admets, me disait-il, qu’on rappelle au prince le texte des lois quand il les viole : c’est ce qui se passe chez nous. Chaque conseil a le droit de remontrance pour les affaires qui le concernent, et nous avons un tribunal de censure dont les mandarins ont souvent payé de leurs têtes, sous nos mauvais empereurs, la hardiesse de leurs réprimandes. Mais qu’un gouvernement laisse le premier venu critiquer ses actes dans un journal, ou permette dans des assemblées que l’on contrarie l’action de son autorité, et que les lois, au lieu d’être éternelles, soient le signe passager de la victoire d’un parti sur un autre, c’est comme si on abandonnait une voiture à des chevaux sans mors et tirant chacun à sa fantaisie. »

Je l’étonnai beaucoup quand je lui dis que dans l’Occident les nations qui vivent de la sorte sont incontestablement les plus civilisées, les plus riches et les plus puissantes. — C’est possible, me répondit Houang; mais elles ne vivent pas depuis trois mille ans.


III.

Quand nous eûmes discuté notre dernier article, Houang me dit : « J’ai eu l’idée de clore notre négociation par un petit dîner dans ma pagode, un petit dîner où nous nous réunirons tous les six, Pan-se-tchen, Tsaô, d’Harcourt, Callery, vous et moi, et encore votre docteur Yvan, que nous aimons beaucoup. Nous suppléerons par la bonne humeur à ce qui pourra manquer du côté des magnificences. »

J’acceptai avec un grand plaisir, et au jour fixé nous nous acheminâmes, en longeant le rivage, vers la pagode du pic des Nénuphars, habitée par le grand-trésorier, et qui était située dans un bouquet d’arbres, sur la pente d’un coteau, au bord de la mer. Les Chinois dînent en général vers sept heures : c’est un autre rapport de ressemblance qu’ils ont avec les habitudes actuelles de la société européenne. Le dîner était servi dans le chœur même de la pagode. C’était une grande salle, éclairée par une illumination de bougies roses et par les lueurs diverses que répandaient mille verres de couleur disposés en girandoles, en colonnettes et en rosaces. Il y avait trois petites tables carrées très rapprochées, et le couvert était mis