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semblait l’abandonner, et c’était les yeux baissés qu’elle lui donnait une réponse hésitante et incompréhensible. Le jeune homme ne se montrait guère mieux, et quoique tous deux fussent heureux au fond du cœur, ils se trouvaient vis-à-vis l’un de l’autre dans un égal embarras, et ne paraissaient pas s’amuser beaucoup.

Quant à M. de Vlierbecke, il dirigeait la conversation sur tous les sujets qu’il pensait devoir être agréables à ses hôtes. Il écoutait avec une extrême condescendance le négociant, et lui donnait occasion de parler avec une espèce de supériorité de choses qu’il devait connaître particulièrement en sa qualité de commerçant. M. Denecker s’aperçut de cette prévenance, et en fut intérieurement reconnaissant. Il se sentait porté vers M. de Vlierbecke par un véritable sentiment d’amitié, et s’efforçait de ne pas demeurer envers lui en reste de cordiale politesse.

Tout allait donc bien ; chacun était content des autres et de soi-même. Le gentilhomme était particulièrement satisfait de ce que la fermière et son fils entendissent si bien leur service, et de ce que les cuillers et les assiettes dont on s’était servi fussent si tôt rapportées nettes, qu’il eût été impossible de s’apercevoir que le nombre de ces objets était insuffisant.

Une seule observation commençait à causer au gentilhomme une profonde inquiétude. Il voyait avec angoisse que M. Denecker, tout en conversant, vidait verre sur verre. Le jeune homme, soit par prévenance, soit pour avoir un motif de parler à Lénora, engageait sans cesse celle-ci à accepter encore un peu de vin, de quoi il résulta que, dès le commencement du diner, la première bouteille laissait déjà apercevoir le fond.

De temps en temps, le gentilhomme examinait à la dérobée ce qui demeurait dans la bouteille, et tremblait intérieurement chaque fois que le négociant vidait son verre. Le laquais, sur l’ordre de son maître, apporta la seconde bouteille. M. de Vlierbecke, pour modérer la soif de son hôte, commença à laisser peu à peu tomber la conversation, car il avait remarqué que le négociant ne pouvait parler longtemps sans boire. Toutefois il s’était trompé, car M. Denecker amena l’entretien sur le vin lui-même, se mit à porter aux nues cette généreuse liqueur, et manifesta son étonnement de l’incompréhensible sobriété du gentilhomme. En même temps il buvait plus encore qu’auparavant, et Gustave le secondait, bien que dans une moindre mesure.

L’angoisse du gentilhomme croissait chaque fois que le négociant portait le verre à ses lèvres, et bien qu’il en ressentit un vif déplaisir, il s’abstint de faire raison à son hôte, et fut au moins impoli, dans la crainte de se voir exposé à une confusion plus grande.

La seconde bouteille fut aussi bientôt vide. Le négociant dit d’un ton dé- libéré à M. de Vlierbecke, qui, le cœur serré, épiait avec anxiété tous ses mouvemens, bien qu’il se montrât toujours joyeux et souriant : — Oui, monsieur de Vlierbecke, ce vin est vieux et excellent, je le reconnais ; mais, en fait de vin, il faut changer, sans cela le bouquet se perd. Je dois supposer que vous avez une bonne cave, à en juger par le premier échantillon. Faites-nous donc donner une bouteille de château-margaux, et si nous en avons le temps, nous terminerons notre entrevue par un coup de hochheimer ; je ne bois jamais de champagne, c’est un mauvais vin pour les vrais amateurs.

Aux dernières paroles du négociant, une subite pâleur se répandit sur le