Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/376

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle s’est changée en une flamme qui me tuera, si on veut l’éteindre. Ah ! pourquoi donc vous le cacher plus longtemps ? Non, sans Lénora, je ne puis plus vivre ; la seule pensée d’être séparé d’elle m’accable de tristesse et me fait trembler. J’ai besoin de la voir tous les jours, à toute heure, d’entendre sa voix, de puiser le bonheur dans son doux regard. Je ne sais, monsieur de Vlierbecke, quelle sera votre décision ; mais si elle est contraire à mon amour, croyez-le, mon cœur sera brisé pour toujours.

Gustave avait prononcé ces mots avec une profonde émotion et une grande énergie ; M. de Vlierbecke lui prit la main avec compassion, et lui dit d’une voix douce : — Ne vous troublez pas tant, mon jeune ami, je sais que vous aimez Lénora et même qu’elle n’est pas insensible à votre amour ; mais qu’avez-vous à me demander ?

Le jeune homme répondit en baissant les yeux : — Si je doute encore de votre consentement après toutes les marques d’affection que vous m’avez données, c’est pour une raison qui me fait craindre que vous ne me jugiez pas digne du bonheur que j’implore. Je n’ai pas d’arbre généalogique dont les racines s’enfoncent dans le passé ; les hauts faits de mes ancêtres ne brillent pas dans l’histoire de la patrie ; le sang qui coule dans mes veines est roturier…

— Croyez-vous donc, Gustave, que j’ignorasse cela le jour où vous êtes venu chez moi pour la première fois ? Votre cœur du moins est noble et généreux ; sans cela, vous eussé-je aimé comme mon propre fils ?

— Ainsi, s’écria Gustave avec une joyeuse espérance, ainsi vous ne me refuseriez pas la main de Lénora, si mon oncle donnait son consentement à cette union ?

— Non, répondit le gentilhomme, je ne vous la refuserais pas ; c’est même avec une véritable joie que je vous confierais le bonheur de mon unique enfant, mais il existe un obstacle que vous ne connaissez pas.

— Un obstacle ! dit le jeune homme avec un soupir et en pâlissant visiblement, un obstacle entre moi et Lénora !

— Contenez votre amour pour un instant, reprit M. de Vlierbecke, et écoutez tranquillement l’explication que je vais vous donner. Vous croyez, Gustave, que le Grinselhof et les biens qui en dépendent sont ma propriété ? Vous vous trompez ; nous ne possédons rien. Nous sommes plus pauvres que le paysan qui habite cette ferme devant la porte.

Le jeune homme regarda quelques instans son interlocuteur avec surprise et doute ; mais bientôt sur son visage se peignit un sourire d’incrédulité qui fit rougir et trembler le gentilhomme. Celui-ci reprit avec un accent plein de tristesse : — Ah ! je vois dans vos yeux que vous n’ajoutez pas foi à mes paroles. Pour vous aussi, je suis un avare, un homme qui cache son or, qui laisse manquer du nécessaire lui et son enfant pour amasser des trésors, et sacrifie tout à l’abjecte passion de l’argent ! un ladre que l’on craint et que l’on méprise !

— Oh ! pardonnez-moi, monsieur de Vlierbecke, s’écria Gustave avec anxiété, ma vénération pour vous est sans bornes…

— Ne vous effrayez pas de mes paroles, dit le gentilhomme d’une voix plus calme, je ne vous accuse pas, Gustave ; seulement votre sourire me prouve que j’ai réussi vis-à-vis de vous aussi à cacher mon indigence sous