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malgré tous les efforts de Lénora, qui s’était approchée d’elle pour la consoler. Bientôt la fermière reparut avec son mari qu’elle était allée chercher dans la grange. — Hélas ! c’est donc vrai, monsieur, dit le fermier d’une voix étouffée, vous quittez le Grinselhof ? et nous ne vous reverrons peut-être jamais !

— Allons, bonne mère Beth, dit le gentilhomme en prenant la main de la fermière, ne pleurez pas pour cela. Vous voyez bien que nous supportons notre sort avec résignation.

La pauvre femme leva la tête, jeta encore un regard sur les vêtemens de ses anciens maîtres, et recommença à pleurer plus fort, sans qu’il lui fût possible d’articuler un mot.

Depuis un instant, le fermier réfléchissait les yeux fixés sur le sol. Tout à coup il dit au gentilhomme d’un ton résolu : — Je vous en prie, monsieur, permettez-moi de vous dire quelques mots,… à vous seul !

M. de Vlierbecke le suivit dans la pièce voisine. Le fermier ferma soigneusement les portes et lui dit en hésitant : — Monsieur, je n’ose presque pas vous dire ma demande ; me pardonnerez-vous si elle vous déplaît ?

— Parlez franchement, mon ami, répondit le gentilhomme avec un affable sourire.

— Voyez-vous bien, monsieur, balbutia le laboureur ému, tout ce que j’ai gagné, je vous en suis redevable. Quand j’ai pris notre Beth pour femme, nous n’avions rien, et pourtant, dans votre bonté, vous nous avez donné cette ferme pour un petit fermage. Par la grâce de Dieu et votre protection, nous avons marché en avant. Et vous au contraire, vous notre bienfaiteur, vous êtes malheureux, vous allez errer au hasard, le bon Dieu sait où ! Peut-être souffrirez-vous misère et privations. Cela ne doit pas être ; je me le reprocherais toute ma vie et ne m’en consolerais jamais. Ah ! monsieur, tout ce que je possède est à votre service…

M. de Vlierbecke pressa d’une main tremblante la main du fermier. — Vous êtes un brave homme, dit-il avec émotion ; je suis heureux de vous avoir protégé, mais renoncez à votre projet, mon ami. Gardez ce que vous avez gagné à la sueur de votre front. Ne vous inquiétez pas de nous : avec l’aide de Dieu, nous trouverons une vie supportable…

— Oh ! monsieur, dit le fermier d’une voix suppliante et en joignant les mains, ne repoussez pas le léger secours que je vous offre.

Il ouvrit une armoire et montra un petit tas de pièces d’argent.

— Voyez, dit-il, ce n’est pas encore la centième partie du bien que vous nous avez fait. Accordez-moi la grâce que j’implore de votre générosité. Prenez cet argent ; s’il peut vous épargner une seule souffrance, j’en remercierai Dieu tous les jours de ma vie.

Des larmes d’attendrissement remplirent les yeux du gentilhomme, et ce fut d’une voix tout altérée qu’il répondit : — Merci, mon ami ; je dois refuser, toute instance serait inutile. Quittons cette chambre.

— Mais, monsieur, s’écria le fermier avec désespoir, où allez-vous donc ? Pour l’amour de Dieu, dites-le-moi !

— Cela m’est impossible, reprit M. de Vlierbecke, je ne le sais pas moi-même, et quand je le saurais, la prudence m’ordonnerait de ne pas le dire.