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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/452

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monsieur l’abbé Esprit[1]. Si ses maximes en prose n’ont paru qu’en 1678, comme celles de d’Ailly et de Mme de Sablé, elles avaient été aussi composées bien auparavant. On a dit et on répète sans cesse que le livre d’Esprit est une paraphrase de celui de La Rochefoucauld. Il y a là du vrai et du faux. Oui, l’académicien semble souvent reproduire et commenter le grand seigneur ; mais il ne l’imite pas : ils tirent leur frappante ressemblance du fond commun sur lequel ils travaillent tous les deux. Si même entre eux il y a un disciple et un maître, le disciple serait La Rochefoucauld. Celui-ci ne parle jamais d’Esprit dans ses lettres qu’avec une déférence marquée ; il loue ses maximes, qui déjà circulaient ; il le consulte sur les siennes, il lui adresse des sujets et des ébauches de maximes pour qu’il y mette la dernière main[2], Esprit le lui rendait bien, il prenait parti pour lui chez Mme de Sablé et ailleurs, et son ouvrage est un développement de leurs communs principes, encore exagérés par le jansénisme. Nous pouvons recommander cet ouvrage à ceux qui, sans doute pour s’absoudre eux-mêmes, s’instruisent à mépriser la nature humaine, à considérer la liberté des actions comme une chimère, tout ce que les hommes ont honoré et admiré comme n’étant au fond que mensonge et hypocrisie ou légèreté et sottise, et l’amour-propre et l’égoïsme comme les seuls sentimens vrais et permanens. Par-dessus cette belle doctrine vient celle de la grâce, à la fois gratuite et irrésistible, qu’on ne peut pas même invoquer efficacement s’il ne lui plaît de nous prévenir, qui nous emporte invinciblement lorsqu’elle nous visite, et hors de laquelle toutes les lumières de la raison, toutes les inspirations du cœur, tous les enseignemens de l’expérience, tous les efforts de l’éducation, en un mot tout le travail de la volonté humaine n’aboutit qu’à de fausses vertus. De là le titre du livre d’Esprit, la Fausseté des Vertus humaines[3]. Ce ne sont pas, à proprement parler, des pensées et des maximes, c’est une suite de chapitres, où l’on passe en revue la plupart des vertus pour en montrer la vanité radicale ; mais le ton général de l’ouvrage est sentencieux et les maximes y sont semées. Le style vise à une certaine élévation. Il y a quelque érudition. Sénèque avec Cicéron, c’est-à-dire les représentans de la vertu purement humaine, y

  1. Paris, in-12.
  2. Œuvres de La Rochefoucauld, p. 461 : « Je trouve la sentence de M. Esprit la plus belle du monde ; » page 450 : « À M. Esprit… Je vous prie de mettre sur le ton de sentence ce que je vous ai mandé de ce mouchoir et des tricotets, sinon renvoyez-moi ma lettre pour voir ce que j’en pourrai faire : » page 451 : « Je vous prie de montrer à Mme de Sablé nos dernières sentences ; cela lui redonnera peut-être l’envie d’en faire, et songez-y aussi de votre côté, quand ce ne seroit que pour grossir notre volume, » etc.
  3. 1 vol. in-8o, Paris, 1678.