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toute la face de la terre auroit changé[1]. » Est-ce que cette pensée n’aurait pu être lue dans le salon de Mme de Sablé avec tant d’autres sur l’amour du marquis de Sourdis, de d’Ailly, d’Esprit, de La Rochefoucauld, de Mme de Sablé elle-même ?

Qui sait même si ce n’est pas le désir de plaire à l’aimable marquise, de tenir sa place dans cette compagnie à moitié dévote, à moitié galante, qui a inspiré un autre écrit de Pascal, antérieur aux Pensées et aux Provinciales, qui appartient à sa vie mondaine, ou qui du moins la rappelle ? Nous voulons dire le Discours sur les passions de l’amour, que nous avons découvert il y a dix ou douze ans et publié pour la première fois dans la Revue[2]. Ce discours convient si merveilleusement à la société de Mme de Sablé, qu’on peut dire en vérité qu’il a été fait tout exprès pour elle. Que de choses y semblent à l’adresse des galans gentilshommes et des belles dames du temps passé que Mme de Sablé réunissait autour d’elle ! Combien le passage sur le charme des hautes amitiés devait parler au cœur de ces nobles dames ! En revenant à plusieurs reprises sur les rapports de l’amour et de l’ambition, Pascal ne témoigne-t-il pas qu’il parle à des hommes et à des femmes qui toute leur vie avaient mêlé l’ambition et l’amour, et dont plusieurs n’avaient encore tout à fait renoncé ni à l’un ni à l’autre ? N’est-ce point comme un abrégé de la vie de Mme de Chevreuse ou de La Rochefoucauld que Pascal leur présente, et une sorte de flatterie qu’il exerce à leur égard, lorsqu’il dit : « Qu’une vie est heureuse quand elle commence par l’amour et finit par l’ambition ? Si j’avais à en choisir une, je prendrais celle-là. Tant que l’on a du feu, l’on est aimable ; mais ce feu s’éteint, il se perd : alors que la place est belle et grande pour l’ambition ! » Mme de Sablé a écrit cette maxime sur l’amour : « Partout[3] où il est, l’amour est toujours le maître… Il semble véritablement qu’il est à l’âme de celui qui aime ce que l’âme est au corps de celui qu’elle anime. » Dans sa première édition, La Rochefoucauld avait emprunté cette maxime à la marquise ; il la retrancha dans les éditions suivantes, rendant à Mme de Sablé son bien ou mettant le sien à sa disposition. Pascal les avait prévenus, et il les efface l’un et l’autre dans ces lignes d’une incomparable beauté : « L’ambition peut accompagner le commencement de l’amour ; mais en peu d’instans il devient le maître. C’est un tyran qui ne souffre point de compagnon ; il veut être seul,

  1. Nous citons Pascal d’après le texte original très souvent altéré par ses amis. Voyez notre travail sur les Pensées de Pascal, Œuvres littéraires, tome Ier, et l’édition dit-il. Havet, qui est bien l’édition critique et savante que nous avions demandée : c’est la récompense de nos efforts de les avoir vus couronnés et terminés par un tel ouvrage.
  2. Voyez la livraison du 15 septembre 1843.
  3. Maxime LXXIX.