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et que la morale en fasse la plus grande partie… Cependant je sais la goûter aussi lorsqu’elle est enjouée… J’écris bien en prose, je fais bien en vers[1], et si j’étois sensible à la gloire qui vient de ce côté-là, je pense qu’avec peu de travail je pourrois m’acquérir assez de réputation. » Nous ne sommes pas dupe de cet air de négligence et d’indifférence. En affectant de ne pas être un auteur, La Rochefoucauld nous convainc d’autant mieux qu’il songe à l’être, ou plutôt qu’il l’est déjà.

Lorsqu’à peu près vers ce temps-là il entra dans une société occupée à faire des maximes, il était admirablement disposé et comme préparé à ce genre de composition. Il y apportait l’expérience de sa vie, remplie des aventures les plus diverses, où il avait pu reconnaître les ressorts secrets de bien des conduites et voir sans masque bien des cœurs. Il était revenu de toutes les illusions ; il avait cinquante ans : c’est le bon âge pour se replier sur soi-même et réfléchir après avoir agi.

Et pouvait-il faire autre chose que des mémoires et des maximes ? Il n’avait aucune instruction ; plusieurs des femmes de sa société savaient le latin mieux que lui. Il tire donc, et forcément, tout ce qu’il écrit de son propre fonds. Les Mémoires racontent ce qu’il a vu ; les maximes en expriment la philosophie : à proprement parler, il ne sort jamais de lui-même.

On n’a pas assez remarqué qu’à le prendre littérairement c’est là un grand moyen de naturel à la fois et de vigueur. De quoi en effet parlera-t-on avec simplicité, avec force, avec charme, si ce n’est de soi ? Là du moins, tout a sa vérité ; tout coule de source avec limpidité et avec grâce.

Tel est le caractère des Mémoires de La Rochefoucauld ; ils ont fait époque en 1662, pour la netteté, l’aisance, l’agrément. Les Maximes, en 1665, en gardant les mêmes avantages, firent paraître des qualités nouvelles, d’un ordre encore plus relevé. Ce sont, pour la plupart, de petites médailles de l’or le plus fin et du relief le plus vif. On sent que l’artiste y a travaillé avec amour. Je le crois bien : il gravait son portrait.

Ce portrait est aussi celui de l’homme de son temps, tel que La Rochefoucauld l’avait vu, et même de l’humanité tout entière, car nous sommes tous de la même famille ; nous avons tous les mêmes misères, auxquelles se mêle un rayon de grandeur. Ce rayon-là, qui souvent ne brille qu’un moment et à travers mille nuages, La Rochefoucauld ne l’apercevant pas en lui, quoiqu’il y fût sans doute, mais bien caché, ne l’a pas reconnu dans les autres, ni dans Condé,

  1. C’est là le seul indice que nous connaissions de poésies de La Rochefoucauld.