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l’Europe, et réalisé ce prodige, que les créations d’une race à demi vaincue soient devenues la fête universelle de l’imagination du genre humain.

Peu de héros doivent moins qu’Arthur à la réalité. Ni Gildas ni Aneurin, ses contemporains, n’en parlent. Bède ne connaît pas même son nom ; Taliésin et Liwarc’h-Hen ne le présentent qu’en seconde ligne. Dans Nennius au contraire, qui vivait vers 850, la légende est pleinement éclose. Arthur est déjà l’exterminateur des Saxons et le suzerain d’une armée de rois ; il n’a jamais subi de défaites ; il va à Jérusalem, où il prend le modèle de la vraie croix, etc. Enfin, dans Geoffroy de Monmouth, la création épique est achevée. Arthur règne sur le monde entier ; il conquiert l’Irlande, la Norvège, la Gascogne, la France qu’il enlève au tribun Flotto, Rome qu’il prend sur Lucius Tibérius, malgré la résistance du sénateur Porsenna. Il donne à Caerléon un tournoi où assistent tous les rois de la terre ; il y met sur sa tête trente couronnes et se fait reconnaître suzerain de l’univers. Il est si peu croyable qu’un petit roi du vie siècle, à peine remarqué de ses contemporains, ait pris dans la postérité des proportions si colossales, que plusieurs critiques ont supposé que l’Arthur légendaire et le chef obscur qui a porté ce nom n’ont rien de commun l’un avec l’autre, que le fils d’Uther Pendragon et de la déesse Ceridwen est un héros tout idéal, un survivant de la vieille mythologie kymrique. En effet, dans les symboles du néo-druidisme, c’est-à-dire de cette doctrine secrète, issue du druidisme, qui se prolongea jusqu’en plein moyen âge sous forme de franc-maçonnerie, nous retrouvons Arthur transformé en personnage divin et jouant un rôle purement mythologique. Il faut avouer au moins que, si derrière la fable se cache quelque réalité, l’histoire ne nous offre aucun moyen de l’atteindre. On ne peut douter que la découverte du tombeau d’Arthur dans l’île d’Avalon en 1189 ne soit une invention de la politique normande, comme en 1283, en l’année même où Édouard Ier poursuivait les restes de l’indépendance galloise, on retrouva fort à propos son diadème, que l’on réunit aux autres joyaux de la couronne d’Angleterre.

On s’attend naturellement à voir Arthur, devenu le représentant de la nationalité galloise, soutenir dans les Mabinogion un personnage analogue, et y servir, comme dans Nennius, la haine des vaincus contre les Saxons. Il n’en est rien. Arthur, dans les Mabinogion, n’offre aucun caractère de résistance patriotique ; son rôle se borne à réunir les héros autour de sa Table-Ronde, à entretenir la police de son palais, à faire observer les lois de son ordre de chevalerie. Il est trop fort pour que personne songe à l’attaquer. C’est le Charlemagne des romans carlovingiens, l’Agamemnon d’Homère, un de ces personnages neutres qui ne servent que pour l’unité du poème.