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salaires insuffisans ? Les causes de cette anomalie si étrange se résument en un seul mot, l’oppression de l’Irlande. Nous avons vu en Angleterre, en Écosse, les conséquences économiques de la liberté; nous voyons maintenant en Irlande les conséquences de l’état contraire. Nous aurons eu ainsi les deux faces de la même démonstration.

Les Anglais affirment, pour se délivrer de cette responsabilité, que le caractère irlandais a des défauts qui lui sont propres, et qui auraient en tout état de cause arrêté l’essor national. Je veux bien croire que la race celtique n’a pas tout à fait l’énergie de la race anglo-saxonne, mais la différence n’est pas assez grande pour tout expliquer. Plus d’un exemple ancien et moderne prouve que le peuple irlandais a aussi des qualités éminentes. Si, malgré son horrible désorganisation, l’Irlande a produit de vigoureux caractères et de grands courages en tout genre, que serait-ce si la sève nationale n’avait pas été violemment étouffée ! Ce qui n’a pu être qu’un éclair fugitif chez un peuple comprimé serait devenu, dans un air plus libre, un foyer brillant et durable. Les Anglais attribuent à la religion catholique une influence énervante. Cette observation peut encore paraître fondée à quelques égards : il est vrai que, dans l’Europe moderne, les nations protestantes montrent en général un génie plus ferme et plus positif que les nations catholiques; mais il n’en a pas toujours été ainsi, et, de nos jours même, ce n’est pas une règle absolue. L’Espagne et l’Italie, aujourd’hui en arrière, avaient précédé en civilisation la Hollande, l’Angleterre et l’Allemagne, et je ne vois pas que la Belgique catholique et, jusqu’à un certain point, la France elle-même soient aujourd’hui fort inférieures à la plupart des pays protestans.

Un fait patent et péremptoire répond d’ailleurs à ces imputations. Depuis quelques années, un grand nombre d’Irlandais quittent leur patrie pour émigrer en Amérique. Dès qu’ils ont touché cette terre nouvelle, où ils ne se trouvent plus sous l’étreinte de l’Angleterre, et où rien ne vient plus arrêter l’activité qui leur est propre, ces hommes démoralisés, abrutis, imprévoyans, se transforment en un jour, pour prendre rang parmi les citoyens les plus industrieux et les plus prospères de l’Union. Leur fanatisme même, dont on parle tant, les abandonne dès que leur culte n’est plus persécuté. En jouissant pour eux-mêmes de la liberté religieuse, ils deviennent tolérans pour autrui, et échappent volontairement à cette domination exclusive de leur clergé, qu’ils acceptent avec tant de passion sur la terre natale. Tous les préjugés du monde ne peuvent rien contre ce fait incontesté, qui prend tous les jours des proportions plus décisives, car ce n’est pas de quelques individus qu’il s’agit, mais de tout un peuple qui fuit l’Europe, où il sert et souffre, pour se relever, indépendant et fier, de l’autre côté de l’Atlantique.

Nul doute, à mes yeux du moins, que si, au lieu d’être si près de