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régions animées dont il faut subir à toute force l’influence; il reconnut cette incontestable vérité, que le ciel d’Afrique est une puissance comme l’opium, le hachich et l’absinthe. Une de ses théories favorites, c’est qu’il faut bien se garder de combattre jamais un entraînement. Il s’abandonna donc sans réserve à une sorte d’excitation nerveuse qui le rendait tantôt gai, tantôt triste, tantôt insouciant, tantôt inquiet, mais toujours porté à être amoureux, — car c’est bien à cela qu’il en faut venir à toute époque, en toutes circonstances, en tout pays, tant qu’on veut chercher à comprendre pourquoi l’on vit et ne pas le demander à Dieu. Lamartine et le prince de Ligne l’ont dit; ces deux esprits fort différens se sont accordés sur ce point. Quand il fut décidé à être amoureux ou du moins à s’occuper d’amour, Thierry n’eut pas à hésiter longtemps sur la femme qu’il mettrait dans sa vie. Quoique aux environs de la Casbah, où il était allé se loger, toutes les terrasses, le soir, soient chargées de Mauresques qui offrent un spectacle assez attrayant, il n’eut pas un seul moment la pensée de s’éprendre, même du goût le plus passager, pour l’une de ces créatures. Il n’était pas de ceux qui confondent la nouveauté avec la bizarrerie; il savait que les âmes sur qui la civilisation a passé sont les pays où il y a le plus de découvertes à faire. Maintenant venait ce qui s’appelle peut-être à Alger le monde, tout comme à Paris. Pérenne avait une trop réelle distinction pour frapper d’un sot dédain une société qu’il était disposé au contraire à tenir dans une estime parfaite; seulement il se sentait trop vieux pour se familiariser avec des habitudes qu’il ne connaissait pas; il ne se représentait point dans une certaine espèce d’intérieurs. Restait une seule personne qui put se mêler à ses destinées.

Je vais donc en parler. Le sort en est jeté, comme on dit toutes les fois qu’on se décide à franchir, pour entrer dans les contrées périlleuses, un de ces Rubicons que défendent les majestueuses ou attendrissantes apparitions. Je vais en parler; je vais demander à la mort, qui a tant de siècles pour la garder, de me la rendre un instant. A la lueur du souvenir, j’essaierai de peindre ses traits qu’une si douce et si charmante lumière a éclairés. Elle a son tombeau près de la mer comme Graziella; elle est couchée dans ce joli cimetière de Saint-Eugène, qui a pour bercer ses éternels dormeurs les murmures de la Méditerranée ; elle s’appelait Anne-Thérèse-Gertrude de Pérenne, ainsi que l’apprend sa tombe; elle était mariée à Claude-François, baron de Gérion, colonel du régiment où Thierry devait passer deux ans. Je crois qu’elle n’avait pas encore vingt-six ans quand elle est morte. Je n’aime pas d’habitude à faire des portraits de femme trop complets; mais aujourd’hui je veux dire tout ce que je sais d’elle;