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voulez, qui était en garnison à Alger. Cet officier était le vicomte Thierry de Pérenne. Une série de circonstances qu’il est inutile de raconter avait empêché Thierry de faire, dans les délais habituels, les deux années d’infanterie qu’on impose aux officiers d’état-major. Ce n’était pas un adolescent à coup sûr, surtout si l’on examinait en lui l’homme intérieur. Il avait vécu beaucoup à Paris, un peu à Vienne, un peu à Saint-Pétersbourg, un peu à Berlin. Aux premières années de ses voyages, quand il changeait de lieu, il disait la chanson de Byron : «Vierge d’Athènes, je te quitte; rends-moi mon cœur, rends-le-moi vite. » Puis il s’était habitué à ne plus même redemander ce cœur qu’il avait égaré il ne savait pas trop où. Il avait imaginé, pour obvier à cet accident, une opération empruntée aux méthodes chirurgicales. Il s’était fait, avec un esprit qui ne manquait pas d’étendue, une manière de cœur semblable à ces sortes de nez qui se fabriquent avec la peau du front. Il ne faut donc point s’étonner si ce cœur-là n’était pas très développé.

Du reste, on le trouvait généralement aimable, et peut-être ai-je tort de médire de lui. Certainement il n’était pas méchant. Il appartenait simplement à une génération qui n’est pas près de mourir, quoique beaucoup de gens aient entrepris contre elle une guerre à outrance. Il était de cette religion fondée sur un amour profond de nous-mêmes, qui ne manque pas de grandeur après tout, puisqu’elle a inspiré à Mozart ses accens les plus émouvans. Ou aura beau dire, l’égoïsme est le lot de notre siècle, c’est un fait qu’il faut reconnaître; seulement ceux qui sont les esclaves de la rente, des cotons, que sais-je ? se montrent ordinairement très durs pour ceux qui servent les caprices de leur âme. Je ne puis trouver qu’ils aient raison. Pour en revenir à Thierry, ce n’est pas en tout cas maintenant que je devrais l’accuser, car je veux précisément raconter une histoire où il n’a pas joué certainement le rôle d’un homme pour qui la sensibilité est chose étrange, ridicule et inconnue.

Il arriva en Afrique au printemps; il venait de passer à Paris un long et fatigant hiver. Pourtant il avait quitté avec quelque regret Mme de Hautcastel. N’est-ce pas ainsi que le vicomte de Maistre appelle la charmante personne dont les traits reproduits au pastel sont en face de son lit ? Donnons donc ce nom à celle dont cette année-là l’âme de M. de Pérenne portait l’effigie.

Au premier aspect, Alger lui parut triste; il n’y avait pas d’expédition dans l’air, et il crut avoir tout simplement à supporter une garnison semblable à toutes celles où le sort vous envoie habituellement. Cependant, comme ce n’était pas un homme ordinaire, comme il avait au contraire un esprit intelligent de tout ce qu’il pouvait embrasser, il comprit bientôt que le pays où il vivait était une de ces