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mains magnétiques des grands maîtres qui envoient un fluide tout-puissant de l’instrument qu’ils font parler aux âmes qu’ils fascinent; sur la prière de Thierry, elle joua une de ses plus émouvantes mélodies. Pérenne affecta de se montrer fort calme ou du moins fort contenu. Il lui fit quelques observations sur son jeu d’un ton enjoué et cordial; il aspirait à la bonhomie, et il l’atteignait comme tout ce qu’il voulait atteindre. Aussi, quand il fut parti, Gertrude eut-elle un vrai regret de ses défiances de la veille. Elle pensa que son cousin allait être tout simplement pour elle un aimable compagnon qu’elle regrettait d’avoir méconnu. — Ce que j’aime surtout en lui, dit-elle, c’est une franchise qui se laisse voir dans toutes ses attitudes; je suis persuadée que je ne lui plais pas beaucoup, et il ne cherche pas à me faire croire que je lui plais. Qu’il reste ce qu’il a été tout à l’heure, et je le verrai tant qu’il voudra. Pérenne se disait de son côté : « Voici la gazelle apprivoisée. En vérité, quand je ferai feu, ce sera un assassinat. »

Et il déploya toute cette patiente adresse que nous donne en entreprise amoureuse la parfaite liberté de cœur. Bien loin de se poser en soupirant, il prit vis-à-vis d’elle un rôle qui lui était cent fois plus facile, celui d’un homme fatigué de la galanterie sous toutes ses formes, qui est heureux de se reposer auprès d’une femme dont il n’est pas épris. Elle ne s’imaginait pas, lui disait-il avec un accent pénétrant de vérité, combien il était las de toute une espèce de jeux. Seulement il en était venu à lui parler sans cesse de ce métier qu’il ne voulait plus faire, et il accoutumait ainsi un esprit pur, de chastes oreilles à tout ce qui faisait le fond de sa vie malsaine et blasée. Elle lisait ce mauvais livre avec une ardente curiosité. Je ne puis résister au désir de résumer en quelques mots un des chapitres qui l’intéressa le plus. Ce récit sera trop court pour être un hors-d’œuvre. Il en serait un d’ailleurs, qu’importe ? il s’agit ici de réalité et non point d’art.

— Si j’écrivais des nouvelles, lui dit-il un jour, j’en aurais voulu composer une avec une histoire de ma jeunesse que j’aurais appelée les Adieux de lady Renwood. — Si vous aviez vécu autre part qu’à Pérenne, vous sauriez ce que c’était que lady Renwood; elle avait un talent qui lui aurait permis d’être une des cantatrices les plus applaudies de notre temps. La Malibran seule a soupçonné le génie harmonieux qui vivait dans sa poitrine et venait s’ébattre sur sa bouche; sa voix était un véritable luth. La première fois que je l’ai entendue parler, il me semble que c’était hier, elle était derrière moi, en toilette de bal, appuyée sur une cheminée. Je me retournai; je croyais avoir effleuré la corde de quelque instrument surhumain qui frémissait à mes côtés. Elle avait une irréprochable beauté