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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/586

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quelques centaines d’habits rouges et de les mettre sur le dos d’un régiment chinois. Pour le coup, les Anglais étaient en ligne. Malheureusement l’habit ne fait pas le soldat, et les rouges se débandèrent aussi vite que les autres devant les invincibles légions de Taï-ping. Ce joli tour a été raconté dans les journaux anglais. Il provoquera peut-être d’incrédules sourires; cependant, si l’on veut bien se rappeler les supercheries ou plutôt les enfantillages très authentiques auxquels les mandarins de première classe ont eu recours pendant la guerre anglaise, on conviendra qu’en pareille matière les Chinois sont capables de tout.

Lorsque sir George Bonham connut, par le rapport de M. Meadows, l’existence de la proclamation officielle à Chang-chou, il jugea qu’il y aurait péril à laisser les rebelles sous l’impression des mensonges imaginés par les mandarins. Il devait en effet prévoir le cas où Taï-ping assiégerait Shanghai et conjurer par une explication catégorique les conséquences redoutables d’une méprise. Il s’embarqua donc le 22 avril sur le steamer Hermès, commandé par le capitaine Fishbourne, et partit pour Nankin.

En 1842, la flotte britannique avait remonté le cours du Yang-tse-kiang; elle allait porter, au cœur même du Céleste Empire, le fléau de la guerre étrangère, et cette démonstration audacieuse arrachait aux mandarins le traité célèbre qui consacrait le triomphe des armes occidentales. Depuis cette époque, aucun navire européen n’avait reparu dans les eaux du fleuve. L’Hermès, lancé à toute vapeur dans la direction de Nankin, devait produire sur les rives une sensation profonde et réveiller dans l’esprit des Chinois d’amers souvenirs. En franchissant les limites qui avaient été fixées à l’Europe et que l’Europe avait acceptées, le plénipotentiaire anglais commettait un acte très grave : cette violation formelle des traités en vigueur venait jeter au travers des embarras de la guerre civile une complication inattendue. Il était d’ailleurs impossible de prévoir comment les impériaux et les rebelles accueilleraient la visite du pavillon britannique. Aussi la démarche de sir George Bonham fut-elle d’abord vivement critiquée par une portion assez notable des résidons européens. On craignait qu’elle n’eût pour résultat de compromettre le principe même de la neutralité et d’engager inconsidérément la politique anglaise dans une aventure très hasardeuse. Un coup de canon tiré sur l’Hermès et une riposte, tout était perdu; l’intervention devenait flagrante. Heureusement le voyage de l’Hermès à Nankin s’accomplit sans encombre. Les documens officiels communiqués à la chambre des communes nous permettent de raconter avec quelques détails cet épisode, qui ajoute une page curieuse, et du moins authentique, à l’histoire de l’insurrection chinoise.

En arrivant près de Chin-kiang-fou qui se trouvait au pouvoir des rebelles, sir George Bonham se disposa à envoyer un message au commandant des batteries pour le prévenir des intentions pacifiques de l’Hermès; mais quelques coups de canon furent tirés sur le steamer dès qu’il passa à portée des forts. On ne riposta pas à cette première attaque, et le feu cessa. Au même moment, les mandarins, qui assiégeaient la ville avec leur escadre de torchas et de navires marchands achetés à Shanghai, jugèrent que l’occasion était favorable pour tenter de nouveau la fortune, espérant sans doute, selon