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REVUE DES DEUX MONDES.


VIII.

Il tient dans une main cette vieille compagne.
Ferme, de l’autre main, son flanc noir et terni.
Le cachet porte encor le blason de Champagne,
De la mousse de Reims son col vert est jauni.
D’un regard, le marin en soi-même rappelle
Quel jour il assembla l’équipage autour d’elle,
Pour porter un grand toste au pavillon béni.

IX.

On avait mis en panne, et c’était grande fête ;
Chaque homme sur son mât tenait le verre en main ;
Chacun à son signal se découvrit la tête,
Et répondit d’en haut par un hourrah soudain.
Le soleil souriant dorait les voiles blanches ;
L’air ému répétait ces voix mâles et franches.
Ce noble appel de l’homme à son pays lointain.

X.

Après le cri de tous, chacun rêve en silence.
Dans la mousse d’Aï luit l’éclair d’un bonheur ;
Tout au fond de son verre il aperçoit la France.
La France est pour chacun ce qu’y laissa son cœur :
L’un y voit son vieux père assis au coin de l’âtre.
Comptant ses jours d’absence ; à la table du pâtre.
Il voit sa chaise vide à côté de sa sœur.

XI.

Un autre y voit Paris, où sa fille penchée
Marque avec le compas tous les souffles de l’air,
Ternit de pleurs la glace où l’aiguille est cachée,
Et cherche à ramener l’aimant avec le fer.
Un autre y voit Marseille. Une femme se lève.
Court au port et lui tend un mouchoir de la grève,
Et ne sent pas ses pieds enfoncés dans la mer.

XII.

O superstition des amours ineffables.
Murmures de nos cœurs qui nous semblez des voix,
Calculs de la science, ô décevantes fables !
Pourquoi nous apparaître en un jour tant de fois ?
Pourquoi vers l’horizon nous tendre ainsi des pièges ?