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aura rendu vains tous les efforts de la sagesse, tous les conseils de la modération.

La politique de la Russie, dans les complications qui durent depuis un an, pourrait peut-être se résumer facilement en deux mots : elle a voulu ne rien céder en Orient et atermoyer avec l’Europe. — La Russie trouvait dans cette politique un double avantage. En n’abandonnant rien de ses prétentions premières, en les confirmant au contraire par l’occupation des principautés danubiennes, elle contraignait la Turquie à des dépenses ruineuses, elle la réduisait à cette extrémité singulière de paraître ouvrir une guerre agressive pour reconquérir son propre territoire ; attendant les forces ottomanes à l’abri du Danube conune derrière un rempart, on eût dit qu’elle comptait les user dans cette offensive périlleuse pour en avoir plus aisément raison en un jour, lorsque rien ne s’opposerait à ses desseins. En atermoyant avec l’Europe, la Russie gagnait surtout du temps, et, en gagnant du temps, elle avait pour elle la chance des crises nouvelles possibles sur le continent, la suspension de tous les intérêts, l’éventualité des divergences qui pouvaient se produire entre les puissances occidentales. Tout n’a point tourné heureusement selon les vues de la politique russe. D’abord, si depuis la déclaration de guerre faite par la Turquie les armées du tsar ont eu des avantages en Asie, elles sont loin d’avoir obtenu les mêmes suceès sur le Danube. En réalité, l’avantage est bien plutôt jusqu’ici du côté de l’armée du sultan. Non-seulement les troupes russes n’ont point franchi le Danube et ne pouvaient pas le franchir dans l’état actuel du fleuve, — après l’engagement, pris d’ailleurs, assure-t-on, avec l’Autriche, de ne point le franchir, — mais encore elles ont eu à essuyer des échecs répétés dans les premières journées de ce mois. Ces actions réitérées, vigoureusement soutenues par les Turcs, avaient d’autant plus d’importance, qu’elles semblent avoir eu pour but de prévenir les opérations qu’une concentration prochaine des forces russes pouvait faire pressentir contre Kalafat. En définitive, les soldats d’Omer-Pacha sont restés maîtres du terrain, et, selon toutes les apparences, la journée de Citaté est une véritable victoire pour les armes turques. Tout n’a donc pas souri sur ce point à la fortune de la Russie. Quant à la politique du gouvernement de Saint-Pétersbourg avec l’Europe, l’entrée des flottes dans la Mer-Noire est venue mettre un terme à une incertitude qui n’était onéreuse que pour l’Occident, et poser nettement la question en manifestant sous la forme la plus décisive l’entente complète des grandes puissances. Sous ce double aspect, la Russie a trouvé une résistance qu’elle n’attendait pas et un accord qui n’était peut-être pas dans ses prévisions. Ce qui caractérise essentiellement l’intervention active des forces navales de la France et de l’Angleterre, c’est qu’elle marque le point jusqu’où a pu aller la temporisation diplomatique de l’Occident, c’est-à-dire qu’elle précise l’instant où l’Europe et la Russie se trouvent directement en présence pour débattre, soit encore dans la paix, si cela est possible, soit par la guerre, une des plus grandes questions qui puissent s’élever. Le Bosphore franchi, il n’y a plus eu de question turque, il n’est plus resté qu’une question européenne, soutenue par des forces européennes, et qui ne peut être résolue désormais que par l’action européenne.