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génie. Ne demandez pas à l’auteur de ce nouveau Juif de Venise les gracieuses figures de Portia, de Jessica, de Lorenzo, toute cette partie poétique et fantasque de l’œuvre de Shakspeare, ces dialogues étincelans comme des perles de rosée sous les premiers feux du matin, ces lutineries amoureuses et charmantes, arabesques enroulées autour de la face blême et livide du Juif, fraîches bouffées de poésie et de jeunesse pénétrant dans l’antre de l’usure et de la haine ! Ne lui demandez pas surtout cette intelligence profonde des ressources et de la vie même du sujet, qui se garde bien de prêter au Juif un seul sentiment humain, ni de rien changer au cadre dont le moyen âge l’environne, afin que l’étrange pacte de la livre de chair et le procès d’où dépend l’exécution de ce pacte restent terribles en paraissant possibles ! Au lieu de cela, M. Dugué a fait de son Shylock une sorte de pendant à la Sachette de Notre-Dame de Paris, un juif qui abhorre les chrétiens, non pas parce qu’ils sont chrétiens et qu’il est juif, mais parce qu’ils lui ont volé son fils au berceau. Sa haine a une cause et rentre dès lors dans les conditions communes au lieu d’être, comme dans Shakspeare, la personnification d’un peuple, d’une religion, d’un temps. En expliquant cette haine, l’auteur en a fait un sentiment moderne; en nous montrant, chez Shylock, le père avant l’usurier et le Juif, il l’a rapproché de nous, et il en résulte forcément que, lorsqu’arrive le fameux marché de la livre de chair, personne ne peut plus ni s’en effrayer ni y croire. Avons-nous besoin de détailler davantage les ressemblances et les différences, et quiconque est un peu au fait de la poétique des boulevards ne devine-t-il pas tout le parti que l’auteur a dû tirer de ce fils perdu, retrouvé, et reparaissant au dernier acte dans une de ces reconnaissances paternelles et filiales qui sont au mélodrame ce que le couplet final est au vaudeville ? Ce trait seul suffit pour indiquer comment M. Dugué comprend l’imitation des maîtres : n’importe! S’il ne nous a rien rendu de Shakspeare, il en a réveillé en nous le souvenir, et c’est encore quelque chose. Grâce à lui, nous avons pu relire l’œuvre originale, retrouver cette page sublime où le vieux Shylock revendique pour sa race persécutée, avilie, foulée aux pieds, couverte de crachats et d’opprobres, les imprescriptibles droits de l’humanité, cette scène délicieuse où Lorenzo et Jessica jettent aux brises et aux étoiles le chant alterné de leur amour qui se mêle aux préludes de l’orchestre et aux parfums de la nuit. Nous avons pu, dans l’intimité d’un divin génie, oublier que toutes nos richesses dramatiques se bornaient, pour un moment, à l’œuvre débile et vieillotte d’un talent essoufflé, redoublant ses effets de tamtam et de grosse caisse pour ramener le public à son estrade et accoucher de Romulus; à l’œuvre malsaine et fébrile d’un talent honorable, mais persévérant dans une voie mauvaise, dédaignant le raisonnable pour l’impossible, et écrivant Louise de Nanteuil.


ARMAND DE PONTMARTIN.


V. DE MARS.