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d’une société appauvrie a jamais été démontrée, ce fut dans ces jours d’universelle impuissance. La justification du 18 brumaire résulte de sa nécessité, constatée la veille, autant que de l’importance des résultats accomplis dès le lendemain.

Gardons-nous bien d’ailleurs pour l’honneur de la nation, comme pour celui du jeune guerrier aux bras duquel elle se jetait épuisée, mais confiante, de prendre le change sur le caractère véritable de cette grande journée. Ce qui en constitue la moralité historique, ce qui excuse l’audacieuse initiative d’un homme et la manifeste complicité de la France dans la violation de ses lois, c’est la ferme espérance de marcher par ce coup d’état vers le but même qu’elle poursuivait si vainement depuis dix années. Bien loin d’impliquer, comme on incline beaucoup trop à le croire, l’abjuration des idées et des espérances professées en 1789, la crise du 18 brumaire en fut l’éclatante confirmation dans la pensée de la plupart des hommes associés à cette journée mémorable. Il s’agissait pour eux, pour Sieyès en particulier, non de répudier les théories politiques de la révolution, mais de sauver celles-ci en les arrachant au discrédit profond dont les frappait un gouvernement qui avait compté ses années par le nombre de ses coups d’état ; il s’agissait surtout de renverser un pouvoir qui avait été violent sans être fort, et qui faisait douter de la révolution par cela seul qu’il était sorti de son sein. L’homme le moins disposé à s’incliner ce jour-là sous le pouvoir absolu et sous le régime militaire était assurément le théoricien obstiné qui, après avoir rêvé constitution toute sa vie, put enfin accoucher d’une œuvre dont l’incubation remontait à la prise de la Bastille. Les membres des conseils, presque tous admis le lendemain de la crise au sénat, au corps législatif, au tribunal ou au conseil d’état, ne prévoyaient aucunement en l’an VIII qu’ils pourraient être amenés bientôt après à jouer le rôle de complaisans ou celui de muets. En se reportant aux monumens du temps et particulièrement aux journaux, on acquiert la certitude qu’une pensée plutôt libérale qu’absolutiste inspirait alors la nation, et qu’en organisant un pouvoir fort, chacun croyait fermement, le général Bonaparte tout le premier, ôter des chances à la contre-révolution plutôt qu’en ménager au despotisme.

La constitution de Sieyès, très librement remaniée par les deux commissions législatives formées des membres principaux des deux conseils, suspendus, mais point dissous, après la scène de Saint-Cloud, cette constitution, écrite par la plume de Daunou, sous l’influence non de l’épée, mais du sens politique du premier consul, réalisait alors, dans les espérances de tous, ce gouvernement représentatif et cet habile équilibre des pouvoirs dont la poursuite préoccupait depuis si longtemps la partie éclairée de la nation. On avait