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« Paris, ce 30 germinal an VI.
« Citoyen ministre,

« Je vous jure que mon état devient intolérable. J’aurais réglé le monde entier avec tout ce que j’ai écrit pour cette détestable affaire, qui use ma raison et flétrit ma vieillesse. Voir des oppositions sur moi quand je suis patient créancier ! Toujours languir, toujours attendre, sans jamais rien voir arriver ! Courir, frapper partout, et ne pouvoir rien terminer, c’est le supplice d’un esclave, d’un sujet de l’ancien régime, et non la vie d’un citoyen français.

« Souffrez que j’envoie un grabat dans un grenier de votre hôtel. On vous dira tous les jours : Il est là. Vous concevrez alors qu’un homme désolé, jeté depuis six ans hors de sa place et ruiné, est excusable de désirer qu’on daigne s’occuper de lui.

Caron-Beaumarchais. »


Le sentiment de ses chagrins particuliers s’associe toujours, chez Beaumarchais, à des réflexions générales. C’est ainsi qu’il écrira, vers cette même époque, le 10 prairial an VI, à un haut fonctionnaire :


« J’ai reçu avant-hier, citoyen obligeant, un peu de consolation en votre nom par le citoyen Meunier-Dubreuil, quoique le mot qu’il m’annonçait du secrétariat du ministre, relativement aux contributions, oppositions, contradictions, et autres mots en ons dont mon mal présent se compose, ne soit pas encore arrivé. J’ai lu, non sans quelque plaisir, le motif qui vous fait préférer son dîner amical au mien ; il m’offre un couvert près de vous à sa table, et moi j’ai répondu : Oui-da ! si mon grand débiteur et tous mes tristes créanciers m’ont laissé le pavé des rues libre, ce qui devient fort incertain.

« La plus belle fortune d’un travailleur français en tout genre s’est fondue dans la masse des brigandages, sans qu’il en soit resté un écu de profit pour la république française, et je me dis souvent : Toute l’Europe est souffrante et très pauvre ; où diable est donc allée la fortune de l’Europe ? La réponse que je me fais est qu’elle n’est allée nulle part. Elle consistait en circulations de tous genres. Les travaux partout ont cessé ; notre jeunesse, qui se détruit en détruisant celle de nos ennemis, dévore sans profit la subsistance du peu de travailleurs qui restent. Abyssus abyssum, etc.

« Bonjour, monsieur, si ce mot ne vous offense point. Nous sommes devenus un peu bégueules sur les titres ; mais tous ceux qui se rendent et circulent au pair n’altèrent point la sainte égalité. Le monseigneur, qui ne se rendait pas, si ce n’est entre les évêques, sur le principe reconnu : Inter sese fricant asini, a mérité sa proscription ; mais si vous êtes tous mes sieurs et moi votre sieur à vous tous, qui peut donc en être blessé ? Citoyen, qui vient de cité, se rapportait à une ville. De Rome provenait le citoyen romain, d’Athènes, d’Argos ou de Corinthe venaient les citoyens appartenant à ces cités ; mais nous, qui nous piquons d’être grands créateurs, nous nous intitulons citoyens de la France. N’est-elle pas une cité ? C’est comme nous avons nommé patriotes mille gens sans propriétés, quoique le mot patrie dérive des patrimoines qu’on y possède. Les gens qui ne possèdent rien roulent indifféremment partout ce titre sacré, qu’ils traînent et avilissent. Voilà ce qui me fait approuver qu’on récompense en terres nos guerriers, qui sans cela