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toute autre considération à la satisfaction de ma propre conscience, et que, quand il m’a paru qu’il fallait choisir, je n’ai pas hésité. Si donc ce travail laisse beaucoup à désirer, il offre au moins, ce me semble, un avantage que présentent rarement les travaux biographiques accomplis dans des conditions pareilles ; il est une biographie rédigée d’après des papiers de famille, et il n’est pas un panégyrique. La nature des documens n’a point enchaîné l’indépendance de l’écrivain. C’est un rapporteur qui parle, ce n’est pas un avocat. Cette attitude de rapporteur consciencieux que je me suis attaché à conserver dans tout le cours de ce récit me permet peut-être, en le terminant, de présenter, comme un témoignage impartial et éclairé mon opinion sur l’ensemble du caractère et de la vie de Beaumarchais.

Il est évident, et c’est là un fait qui ne pouvait être ni supprimé, ni contesté, il est évident que parmi les hommes célèbres du XVIIIe siècle, Beaumarchais est un de ceux qui n’ont pas joui d’une considération égale à leur célébrité. Son caractère a été souvent en butte aux attaques et aux calomnies les plus injurieuses. Il cherche lui-même à expliquer ce fait dans un document inédit.


« Avec de la gaieté et même de la bonhomie, j’ai eu des ennemis sans nombre, et n’ai pourtant jamais croisé, jamais couru la route de personne. À force de m’arraisonner[1], j’ai trouvé la cause de tant d’inimitiés ; en effet, cela devait être.

« Dès ma folle jeunesse, j’ai joué de tous les instrumens ; mais je n’appartenais à aucun corps de musiciens, les gens de l’art me détestaient.

« J’ai inventé quelques bonnes machines ; mais je n’étais pas du corps des mécaniciens, l’on y disait du mal de moi.

« Je faisais des vers, des chansons ; mais qui m’eût reconnu pour poète ? J’étais le fils d’un horloger.

« N’aimant pas le jeu du loto, j’ai fait des pièces de théâtre ; mais on disait : De quoi se mêle-t-il ? ce n’est pas un auteur, car il fait d’immenses affaires et des entreprises sans nombre.

« Faute de rencontrer qui voulût me défendre, j’ai imprimé de grands mémoires pour gagner des procès qu’on m’avait intentés, et que l’on peut nommer atroces ; mais on disait : Vous voyez bien que ce ne sont point là des factums comme les font nos avocats. Il n’est pas ennuyeux à périr ; souffrira-t-on qu’un pareil homme prouve sans nous qu’il a raison ? Inde iræ.

« J’ai traité avec les ministres de grands points de réformation dont nos finances avaient besoin ; mais on disait : De quoi se mêle-t-il ? cet homme n’est point financier.

« Luttant contre tous les pouvoirs, j’ai relevé l’art de l’imprimerie française par les superbes éditions de Voltaire, entreprise regardée comme au-dessus des forces d’un particulier ; mais je n’étais point imprimeur, on a dit

  1. C’est là un de ces mots que Beaumarchais fabrique de temps en temps pour son usage, sans trop se préoccuper du dictionnaire.