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le diable de moi. J’ai fait battre à la fois les maillets de trois ou quatre papeteries sans être manufacturier ; j’ai eu les fabricans et les marchands pour adversaires.

« J’ai fait le haut commerce dans les quatre parties du monde ; mais je n’étais point déclaré négociant. J’ai eu quarante navires à la fois sur la mer ; mais je n’étais point armateur, on m’a dénigré dans nos ports.

« Un vaisseau de guerre à moi de 52 canons a eu l’honneur de combattre en ligne avec ceux de sa majesté à la prise de la Grenade. Malgré l’orgueil maritime, on a donné la croix au capitaine de mon vaisseau, à mes autres officiers des récompenses militaires, et moi, qu’on regardait comme un intrus, j’y ai gagné de perdre ma flottille, que ce vaisseau convoyait.

« Et cependant de tous les Français, quels qu’ils soient, je suis celui qui ai fait le plus pour la liberté de l’Amérique, génératrice de la nôtre, dont seul j’osai former le plan et commencer l’exécution malgré l’Angleterre, l’Espagne et la France même : mais je n’étais point classé parmi les négociateurs, mais j’étais étranger aux bureaux des ministres, inde iræ.

« Lassé de voir nos habitations alignées et nos jardins sans poésie, j’ai bâti une maison qu’on cite ; mais je n’appartiens point aux arts, inde iræ.

« Qu’étais-je donc ? Je n’étais rien que moi, et moi tel que je suis resté, libre au milieu des fers, serein dans les plus grands dangers, faisant tête à tous les orages, menant les affaires d’une main et la guerre de l’autre, paresseux comme un âne et travaillant toujours, en butte à mille calomnies, mais heureux dans mon intérieur, n’ayant jamais été d’aucune coterie, ni littéraire, ni politique, ni mystique, n’ayant fait de cour à personne, et partant repoussé de tous. »


Il y a certainement beaucoup de vrai dans cette explication que Beaumarchais donne des inimitiés nombreuses dont il a été l’objet, on peut même ajouter que l’étonnante diversité de ses aptitudes a contribué aussi à l’empêcher de s’élever dans chaque direction à la hauteur qu’il n’eût pas manqué d’atteindre, si ses efforts eussent été moins éparpillés. Qu’on le suive au théâtre, puis au milieu des opérations industrielles et des négociations politiques : on verra ce que les facultés les plus heureuses perdent à se partager ainsi entre des buts trop divers, et combien le manque d’unité dans les tentatives peut jeter de disparates dans la plus brillante carrière. Doué du génie dramatique, Beaumarchais a produit des ouvrages qui resteront à la scène, car ils ont pour eux l’originalité, le mouvement et la vie, toutes les qualités possibles, moins la correction et ce quelque chose d’exquis, d’achevé, que l’amour exclusif de l’art répand sur les compositions des grands maîtres. L’auteur du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro n’a jamais pris le temps de diminuer ses défauts au profit de ses qualités. On ne trouverait point chez lui cette progression ascendante qui conduit Molière de l’Étourdi à l’École des Femmes, de l’École des Femmes au Misanthrope et au Tartufe. — Si du domaine des lettres nous passons à la vie des affaires, nous