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rien pour moi assurément, me donnent des marques de leur souvenir. Cela ne me faisoit pas douter du vostre ni de vos sentiments ; mais comme j’aime à en recevoir des preuves, je les attendois tous les matins avec impatience, et je sournois d’en estre privée avec mortification. J’aurai encore longtemps, selon les apparences, celle de ne pas vous voir, car comme la cour ne reviendra point à Paris cet hiver, il est à croire que M. mon frère n’ira pas non plus, et que par conséquent Je ne quitterai point encore la province. Je vous assure que vous estes la personne du monde dont la vue me sera la plus agréable, et sur le commerce de laquelle je fonde une plus vraie satisfaction. Cela est admirable que dans tous les temps et dans tous les changements ce goût-là subsiste, en moi, et si on devoit remercier Dieu des joies qui ne vont point au salut, je le remercierais de tout mon cœur de m’avoir conservé celle-là dans un temps où il m’en a osté tant d’autres. Je comprends le mieux du monde celle que vous avez, de voir la glorieuse conduite de vos bons amis les Espagnols[1]. En vérité, elle est digne d’une grande estime, et doit donner un grand goût pour eux à ceux qui n’en auraient pas eu jusqu’ici. Vous m’advouerez aussi que voilà une grande estoile pour M. mon frère, et qu’il est bien destiné aux aventures relevées. Il faut bien se garder d’estre trop sensible à de telles choses et de se répandre sur des événements qui portent avec eux autant de malignité, surtout pour les gens qui oui esté aussi touchés de la grandeur et de l’élévation que je l’ai esté. Voici un point où le monde m’a bien attendue, dès qu’il a este persuadé que je ne jouois point la comédie, et je suis assurée qu’on me guettera avec bien de l’attention. J’espère parler avec vous de toutes ces choses et de bien d’autres, et je me fais une idée la plus agréable du monde d’estre hermite avec vous quelques jours de la semaine, si vous me voulez bien souffrir ; ce sera là où nous agiterons et où nous approfondirons bien des choses, et où je vous montrerai mon cœur aussi à découvert que vous l’avez vu jadis, dans lequel vous trouverez toujours les sentiments les plus tendres du monde, je vous eu assure. »

Mme de Sablé, qui s’était laissé prévenir par Mme de Longueville, touchée de ce retour d’amitié, y entra elle-même si vivement, qu’elle eut un peu d’humeur en apprenant que Mme de Longueville avait fait un voyage à Paris, et qu’elle avait été même dans son voisinage, aux Carmélites, sans lui faire visite. Elle s’en plaignit à deux fois, et attribua en plaisantant la négligence de Mme de Longueville à la crainte que celle-ci aurait eue de se compromettre en fréquentant une janséniste aussi déclarée. Mme de Longueville, en se défendant, nous apprend qu’elle avait, obtenu à grand’peine de son mari la permission d’aller à Paris, et qu’elle avait dû y ménager les ombrages de

  1. Il y a dans une lettre de La Rochefoucault à Mme de Sablé un passage tout à fait semblable à celui-ci (Œuvres complètes de la Rochefoucauld, p. 445) : « Je suis fâché que Gourville n’ait rien remarqué de vos bons amis les Espagnols qui les fasse juger dignes de l’estime que je vous en ai vu faire. » On se rappelle combien dès sa jeunesse Mme de Sablé avait montré de goût pour le genre espagnol en toutes choses. Voyez notre premier article, livraison du 1er  janvier, p. 9.