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la brillante jeunesse, la reine du bel-esprit, l’arbitre des élégances ? Non, c’est une autre Mme de Longueville, c’est la pénitente de M. Singlin, ne combattant pas seulement ses instincts héréditaires de gloire et de grandeur, mais instituant avec elle-même une lutte bien autrement difficile. Comme les sens ne l’avaient jamais entraînée, c’était à son esprit et à son goût pour l’esprit qu’elle s’en prenait par-dessus tout de ses fautes. Elle-même nous le dit dans ses réflexions sur sa retraite, monument singulier de ce qui se passait alors de plus intime dans son cœur : « L’amour du plaisir a partagé mon âme avec l’orgueil durant les jours de ma vie criminelle. Quand je dis le plaisir, j’entends celui qui touchoit mon esprit, les autres naturellement ne m’attirant pas[1]. » Elle faisait donc la guerre à son esprit, elle s’en défiait comme de ce qu’il y avait de plus dangereux en elle, et elle se faisait scrupule de le cultiver. Elle s’était interdit ce qui naguère lui plaisait tant, les romans et la comédie ; elle se refusait aux lectures, aux conversations, aux correspondances agréables ; elle fuyait jusqu’à l’ombre de la plus simple galanterie. Quelqu’un lui ayant adressé une lettre un peu aimable, vraisemblablement sur l’ancien ton, elle écrit à Mme de Sablé : « Ce billet est un vrai poulet. J’ai bien peur que le mien n’y réponde pas dignement. Mon esprit ne me fournit plus rien du tout pour le commerce. » Mais Mme de Longueville avait beau faire. Elle pouvait mettre une ceinture de fer à son esprit comme à son corps : elle le comprimait, elle ne le détruisait pas, et en dépit d’elle il gardait ses agrémens naturels dans les moindres choses et reprenait toute sa force dans les grandes circonstances. Qu’il ne s’agisse plus d’elle-même, de ses goûts et de ses plaisirs d’autrefois, d’occupations élégantes et frivoles, mais d’affaires sérieuses, importantes, où elle croira sa conscience engagée, par exemple, la défense de Port-Royal persécuté, ou le soin de l’éducation et de la destinée de ses enfans, l’héroïne reparaîtra, et nous allons la voir déployer un rare esprit avec une intrépidité digne de la sœur de Condé, et quelquefois même, dans les lettres intimes écrites à Mme de Sablé ou à son frère, trouver des accens énergiques et une vigueur de langage qui rappelleront la contemporaine de Corneille.

Victor Cousin.
  1. Voyez ce curieux écrit dans le supplément au Nécrologe de Port-Royal, p. 137-150, et l’édition bien plus fidèle que nous en avons donnée d’après les manuscrits de plusieurs bibliothèques, IVe série de nos ouvrages, t. III, p. 201.