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plus visiblement chaque jour aux impérieuses nécessités de sa position, toujours militante. Dans cette immense machine, rien ne vit plus que par sa pensée ; aucune force étrangère à lui n’existe même en germe ; quand il n’est point là pour leur dicter un rôle, ces personnages de théâtre deviennent les plus faibles et les plus égoïstes des hommes. Aussi, lorsque Malet, en annonçant la mort de l’empereur, vient leur demander les clés de l’empire, ils les livrent sans résistance, parce que l’empire n’était plus en effet que l’empereur.

Sur quels élémens pouvait s’appuyer Napoléon, à l’apogée de sa grandeur, pour résister à l’ouragan populaire qui commençait à soulever l’Europe de la haie de Cadix au golfe de Finlande ? Sur quel concours avait-il à compter, au jour prochain de l’épreuve, pour soutenir les héroïques efforts d’une armée décimée par ses victoires ? Son mariage avec une princesse autrichienne, la naissance d’un fils qui reçut pour hochet le premier sceptre du monde, ces deux grands événemens domestiques avaient complété l’éblouissante épopée de sa vie, mais ils n’avaient donné aucune racine à sa puissance, aucun point d’appui nouveau à sa politique.

Lorsque, par la conséquence logique de la position qu’il s’était choisie, Napoléon fut conduit à consommer sa destinée en attaquant derrière le rempart de ses glaces la seule grande puissance continentale qu’il n’eût pas encore entamée, l’Autriche entra sans doute avec la France dans une alliance nominale[1]. La Prusse agit de même, et avec plus d’empressement encore[2]. Une telle conduite était obligée, car si les deux puissances allemandes, à la veille d’un choc entre la France et la Russie, n’avaient trouvé une garantie pour leur propre existence dans un traité passé avec l’empereur Napoléon, elles seraient tombées sous les premiers coups de ses innombrables armées ; mais l’étrange rédaction de ces actes diplomatiques suffit pour révéler les suspicions de l’empereur contre les alliés que lui donnait la force, et qu’un premier revers ne pouvait manquer de lui ôter. Leurs contingens ne devaient agir que dans des conditions strictement déterminées, et un article secret du traité signé avec la Prusse allait jusqu’à interdire formellement à cette puissance le droit d’élever le chiffre du corps auxiliaire qu’elle aurait à fournir pour la prochaine expédition[3] ! « Alliance bizarre, où l’allié puissant, mesurant au faible la portion de forces dont il l’autorise à faire usage, ne lui permet de le servir que d’une main et tient l’autre enchaînée, dans la

  1. Traité du 14 mais 1812.
  2. Traité d’alliance offensive et défensive du 24 février 1812.
  3. « La Prusse ne fera aucune levée, aucun rassemblement de troupes, aucun mouvement militaire pendant que l’armée française occupera son territoire, si ce n’est de concert avec les deux puissances. » Art. 4 du traité du 24 février 1812.