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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/963

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mains des deux adversaires, et les daguettes mises en leur lieu. Leurs confidens se retirèrent alors ainsi que leurs parrains, en prenant congé d’eux et les exhortant à bien faire. Presque aussitôt le héraut d’armes de Normandie, qui était au centre de la lice, cria trois fois à haute voix : « Laissez aller les bons combattans ! » puis s’éloigna. Un silence de mort se fit à l’instant au sein de l’assemblée.

Les deux champions marchent résolument l’un vers l’autre, La Chasteigneraye l’épée haute et à pas précipités, Jarnac avec plus de calme, le bouclier contre la poitrine et l’épée prête à parer le coup de tête. Ce fut le premier que lui porta Vivonne ; mais Jarnac change la parade, le reçoit sur sa rondache, et, en voltant, riposte par un coup qui atteint son adversaire entre le gousset de mailles et le haut de sa bottine. L’assistance entière pousse un cri aussitôt étouffé, l’attention redouble ; La Chasteigneraye domine sa douleur et gagne sur Jarnac, dans l’intention évidente de le saisir, « entrant sur lui de pied et de main. » Il reçoit à la jambe gauche déjà entamée un terrible coup de revers qui lui fait au jarret une profonde blessure[1]. On voit Vivonne chanceler, son épée lui échappe, il tombe, inondant la terre de son sang. Une émotion inexprimable se manifeste dans les tribunes, au sein de la foule rassemblée autour des lices. Les amis de Vivonne poussent des imprécations, ceux de Jarnac triomphent ; les gardes ont peine à réprimer le mouvement général ; enfin le silence se rétablit.

Jarnac immobile contemplait son ennemi en silence. Vivonne était là à sa discrétion. « Rends-moi mon honneur, lui dit Monlieu, et crie à Dieu mercy et au roy de l’offense que tu as faite ! » Vivonne cherchait à se relever, mais en vain ; il lui était désormais impossible de quitter la place. Jarnac, le laissant étendu sur la terre, s’avance vers la tribune royale, lève sa visière, et, mettant un genou en terre : « Sire, dit-il, je vous supplie que je sois si heureux que vous m’estimiez homme de bien ; je vous donne La Chasteigneraye : prenez-le, sire, et que mon honneur me soit rendu ! Ce ne sont que nos jeunesses qui sont cause de tout cecy ; qu’il n’en soit rien imputé à luy ni aux siens aussi pour sa faute, sire, car je vous le donne. » Le roi garde le silence. Jarnac alors se frappe la poitrine avec son gantelet, et levant les yeux au ciel, dit : « Domine, non sum dignus ; ce n’est

  1. Ce n’était pas un coup de traître que cette botte, comme on l’a cru à tort et tant répété depuis : en plusieurs rencontres, elle avait été employée et ne pouvait donc pas même être considérée comme une botte bien secrète. Dans le duel entre MM. de Genlis et Des Bordes, qui avait eu lieu aussi à Saint-Germain, M. Des Bordes eut un jarret coupé, dont il demeura estropié et boiteux. Dans une autre rencontre près de Rome, au Monte-Rotondo, un capitaine italien assénait à M. de Bouillon, gentilhomme gascon,un grand coup d’estramaçon sur le jarret, qui le fit tomber sans qu’il pût se relever.