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paysage mystérieux aux trois arbres ? Par-delà une ombre opaque s’étend au loin un horizon de flammes, une ville fantastique qui est elle-même la création de la lumière première. Rembrandt a précisé une fois sa pensée avec plus d’ingénuité. Un philosophe, enveloppé d’une robe orientale, vient d’apercevoir des lettres cabalistiques écrites dans les rayons du matin, à travers un vitrail de Flandre. Il épèle ces lettres flamboyantes qui ont jailli d’un soleil invisible ; à ses pieds un globe terrestre est éclairé d’une ceinture de flammes, autour de la zone équatoriale.

Les Pays-Bas espagnols, tombés en servitude, respirent encore librement dans les peintures de Rubens. C’est dans ces peintures qu’éclate un reste de vie nationale après que la Belgique est perdue dans l’empire du Midi. Rubens règne bien mieux que Philippe II et les rois d’Espagne sur leur immense héritage ; lui seul tient encore réunies les extrémités opposées de la monstrueuse monarchie espagnole, Parme et Goa, la Lombardie et le Pérou, Anvers et les Maldives, l’Escaut et le Gange. L’horizon de Rubens, c’est l’empire du soleil, c’est l’extrême Orient visité, fouillé, découvert, révélé à l’Europe. Du mélange des grasses Flandres et des colonies espagnoles ou portugaises se forme ce génie tout nouveau qui marque une époque et comme une journée nouvelle dans la peinture. Sous Raphaël, je sens Rome antique et la Grèce ; sous Titien, Constantinople ; sous Rubens, je crois sentir les deux Indes : un catholicisme indou, où la nature immense s’exalte et s’enivre, un panthéisme chrétien où se déchaînent et semblent rugir les forces de la vieille Asie, l’apothéose de la nature aux cent mamelles, le retour de Bacchus indien et sa marche enivrée vers les pâturages d’Anvers. Cependant les rois mages aux manteaux de pourpre se succèdent et se renouvellent sans intervalle ; ils apportent aux pieds de la madone flamande l’or, la myrrhe, l’encens et surtout la lumière intarissable de leurs lointains royaumes.

Ainsi, avec une apparente impartialité, l’art jette son reflet sur les peuples qui s’affaissent comme sur ceux qui s’élèvent. Il couronne avec Rubens, chez les Belges, la liberté tombée, comme chez les Hollandais avec Rembrandt la liberté naissante : consolation pour les uns, triomphe pour les autres. C’est que l’inspiration de la vie nationale se prolonge encore chez quelques hommes même après qu’elle s’est éteinte pour la foule, et comme il y a des héros, il y a aussi des artistes qui survivent d’un jour à la patrie perdue. La réconciliation des deux races, où ont échoué Marnix et Guillaume, s’accomplit dans la peinture nationale des Belges et des Hollandais ; la parenté des artistes marque, en dépit des passions rivales, la parenté des peuples.


EDGAR QUINET.