Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/1185

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Oh ! oh ! vous voyagez donc en carrosse, Jeanne-Antoine ?

— Oui, un joli carrosse ! Un grand sapin de cent pieds de long avec deux bœufs maigres qui tirent la langue. Après ça, quand une l’ois on est assise là au milieu, ça fait ressort.

— Mais qu’est-ce que vous déballez donc là, Jeanne-Antoine’ ? Vous nous apportez des œufs, je crois ?…

— Ah ! mon Dieu, ne m’en parlez pas. Nous n’avons qu’une poule qui en fasse ; l’autre quiouppe (glousse)… Chez nous, on n’a pas de tout douze ; aussi n’en voilà-t-il que six…

— C’est justement pourquoi, Jeanne-Antoine, il fallait les vendre ! Vous mériteriez, tenez !… Je vous demande un peu si cela a du bon sens ? Des œufs superbes encore !

— Et le père, mam’zelle Fifine, il se porte toujours comme un pont-neuf, lui ?

— Mais oui. Jeanne-Antoine, il va assez bien. Il est à la vigne. Allons, asseyez-vous là. Vous le verrez à midi. Ou plutôt, tenez, je crois que le voici qui revient déjà. Qu’est-ce que cela veut dire ?

En effet, l’on entend des pas dans l’escalier. La porte s’ouvre, et le père Josillon Clairet entre, la tête nue et rasée, les manches de chemise retroussées et la poitrine au large, sa pioche d’une main et le manche brisé de cette pioche, de l’autre.

— Tiens ! voilà la Jeanne-Antoine !

— Votre très humble servante, monsieur Josillon… Ah ! ah ! vous avez fait des briques, à ce qu’il parait ?

— Pardié oui, Jeanne-Antoine. Tant va la pioche à l’eau… non, à la vigne…

— Père, figurez-vous que la Jeanne-Antoine nous a apporté des œufs.

— Des œufs, Jeanne-Antoine ? Pour nous rendre amoureux !

— Oh ! Josillon !

— Euh !… Où est le temps, hein, Jeanne-Antoine ?

— Mais vous êtes toujours le même, vous, Josillon ; c’est bon pour moi de me plaindre.

— Pourquoi vous plaindre, Jeanne-Antoine ? Faute de blé, on mange de l’avoine. Il ne faut jamais se plaindre. Quel âge avez-vous ?

— Neuf et puis cinquante, combien cela fait-il ?

— Ça fait cinquante-neuf en tout pays, Jeanne-Antoine. Un bel age, ma foi ! le même âge que moi. Tiens, toi, Fifine, va-t’en voir chez Coindet s’il a avalé le manche de pioche que je lui avais dit de me faire.

— Mais, père, vous irez bien chez Coindet vous-même en retournant à la vigne. Vous n’avez pas besoin de votre manche pour dîner.

— Allons, soit ! Ce que femme veut, Dieu le veut ; pas vrai, Jeanne-Antoine ? Eh bien ! alors, si c’est comme ça, dépêche-toi ; donne-moi le pain que je le coupe. La Jeanne-Antoine dînera avec nous.

— Oh ! pour ça, Josillon, je vous suis bien obligée : voyez, j’ai apporté du pain dans ma poche ; je n’ai pas faim.

— Vous remercierez après, Jeanne-Antoine. Tenez, il ne faut pas que les jeunes gens restent comme ça les bras croisés. Prenez-moi cette miche, et