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vous couperez le pain pendant que la Fifine mettra la nappe et que je mettrai à la broche.

— Père, n’oubliez pas d’essuyer la poêle avec du papier, au moins, avant d’y mettre votre beurre !

— L’entendez-vous, celle-là qui voudrait apprendre à sa mère à faire les enfans ? Donne-moi d’abord le saladier à fleurs, que je casse dedans les œufs de la Jeanne-Antoine : ça va nous faire un dîner de chanoine.

— Attendez donc, père, que j’y mette encore ces ciboules ! Voilà le beurre qui chante. Tenez, prenez la queue de la poêle, et je verserai.

— Donne. Verse tout d’un coup. Allons ! As-tu mis du sel ?

— Pardi !

— Venez, Jeanne-Antoine ; je vais vous montrer comme on tourne les omelettes au Matachin… Un… et deux ! Hein ! avez-vous vu !

La soupière blanche bien couverte fait le gros ventre sur la table, Josillon s’établit d’un côté, et signifie à la Jeanne-Antoine d’en faire autant de l’autre ; puis il découvre d’un air grave la soupière, d’où part brusquement une superbe colonne de vapeur qui va heurter le plafond et s’évanouit en retombant en parapluie, comme un feu d’artifice. La soupière est remplie jusqu’au bord ; dans le milieu surgit une dernière pochée de quartiers de raves et de pommes de terre que les larges tranches de pain dilatées par le bouillon empochent de couler à fond.

— Mais, pour l’amour de Dieu, que faites-vous donc là, Jeanne-Antoine ? s’écrie Josillon dès que chacun est servi. Est-ce que vous avez peur que votre assiette enfonce la table ?

Jeu[1] ! elle mange sur ses genoux, la Jeanne-Antoine.

— Mais, oui, mam’zelle Fifine ; je ne suis pas habituée à manger à table, moi. Ah bien oui ! chez nous, les femmes ne s’y mettent qu’une fois par an, le jour de la fête, pour trinquer avec les fêtiers[2].

— Jeanne-Antoine, vous êtes aujourd’hui chez Josillon, et chez Josillon on ne mange pas sur ses genoux.

— Allons, mon Dieu, puisque vous l’exigez… Qui est maître est maître.

— Ah !… maintenant il faut boire un petit coup là - dessus, Jeanne-Antoine. N’ayez pas peur ! Il ne grise pas celui-là ; c’est du Loire[3]. À la vôtre, Jeanne-Antoine ! A présent, second service ! Avancez votre assiette.

— Encore de la soupe ? Mais j’en ai déjà jusqu’aux oreilles, Josillon.

— Allez toujours ! Un capucin ne s’embarque jamais seul. Ne vous imaginez pas au moins que nous allons vous servir des ortolans ou des perdrix. Mais à propos, et votre grand, Jeanne-Antoine, où est-ce que vous l’avez laissé ?

— Lui ! Eh pardi ! il dîne au faubourg, par-là, au Cheval-Blanc, avec les autres de Villeneuve.

— Il est donc toujours aussi enragé après son voiturage ?

— Ah ! mon Dieu, ne m’en parlez pas. J’ai beau dire et beau faire, il ne m’écoute pas plus que si je chantais.

  1. Diminutif de Jésus.
  2. Invités de la fête.
  3. Piquette que font nos vignerons en jetant de l’eau sur leurs marcs après qu’ils en ont tiré le vin.