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rien. C’est dans cette maisonnette que le grand a toujours vécu jusqu’à ce jour. On l’appelle maintenant le grand, parce qu’effectivement il est d’une superbe taille. Quand il était petit, on l’appelait par son nom de baptême raccourci d’une syllabe : Manuel.

L’enfance de Manuel n’a rien eu de bien extraordinaire. Tant que vécut son père, il fut obligé de se résigner à servir comme berger des vaches chez des étrangers ; mais une fois son père mort, il revint de lui-même auprès de sa mère, qui n’eut plus le courage de le renvoyer. Dès qu’il fut en âge de travailler dans les bois, Manuel, qui ne voulait point aller au service comme domestique, se livra à l’ébranchage, ou plutôt, comme l’on dit en argot forestier, au moulage des sapins marqués pour la coupe et vendus par l’administration des forêts aux marchands de bois qui les font exploiter eux-mêmes. Le montage est un métier qui a bien ses dangers ; mais le danger n’était qu’un attrait de plus pour Manuel. Grimper comme un écureuil jusqu’à la cime de ces arbres géans dont la base a quelquefois dix ou douze pieds de circonférence, c’est-à-dire échappe à une étreinte humaine, et dont la tête seule est garnie de quelques branches, sans autre secours que celui d’une corde pour se retenir à l’arbre, et de deux ergots de fer, assujettis aux jambes comme ceux d’un coq, à faire entrer dans la rugueuse écorce, puis une fois à la cime, c’est-à-dire à plus de cent pieds du sol, tout scier et tout abattre autour de soi, avec une tête assez solide et une présence d’esprit assez constante pour être sûr qu’on ne se laissera jamais tomber : — voilà ce que c’est que l’ébranchage.

Dès les premiers jours, Manuel trouva à ce travail un attrait des plus vifs. Il éperonnait son arbre avec une telle ardeur, qu’en deux élans il arrivait à moitié chemin. Là, c’est-à-dire à la hauteur d’une maison de quatre étages, il respirait un instant en mesurant alternativement du regard l’espace qu’il avait déjà franchi et celui qu’il lui restait à franchir encore, puis il repartait, plein de zèle, et ne s’arrêtait plus que quand sa tête dépassait la plus haute branche du sapin. À cette hauteur l’attendait un spectacle analogue à celui dont jouit le plongeur qui, du fond de la mer, revient brusquement à fleur d’eau. Toutes les cimes de cet océan de grands arbres n’y sont-elles pas vertes, sombres, plaintives et houleuses, comme les vagues de la mer ? Tous ces grands corbeaux ne tournoient-ils pas à grands coups d’ailes autour de lui, comme les goëlands sur la mer ? Toutes ces grandes mousses, qui pendent à ces grandes cimes, n’ont-elles pas aussi quelque rapport avec les algues de la mer ?

Vienne un vent d’orage à passer maintenant sur cette plaine immense, qui s’appelle ici le Grand-Jura, là le Petit-Jura, plus loin le Maublin, la Joux et la Tresse, et toute cette plaine va se tordre dans des convulsions, dans des rugissemens, dans des rages à faire pâlir un marin. Quels sont donc ces craquemens qui partent de tous côtés comme une canonnade ? Est-ce la mâture d’une flotte innombrable qui se rompt au-dessus des vagues ? Quels sont ces cris humains, ces juremens, ces clameurs entrecoupés par le tonnerre et la pluie ? Sont-ce les dernières malédictions ou les dernières prières des passagers près d’être engloutis ? Quels sont même ces beuglemens sourds et confus qui sortent du sein des vagues ? Sont-ce Peut-être les cris de joie des monstres marins qui s’apprêtent à faire curée de tout le pauvre équipage ? Non,