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des figures et aux marbrures rougeâtres dont est ouvragée la nappe. Tous les regards se retournent vers Coulas, qui est d’habitude le bel esprit de la bande, et qui a déjà bien des fois promis à ses confrères en voiturage de leur bâcler une chanson faite tout exprès pour eux. Coulas a annoncé ce matin qu’il avait son affaire en poche, et les voituriers de Villeneuve ne le perdent plus de vue, impatiens qu’ils sont de prendre chacun pour eux une part de son triomphe, qui va faire jaunir d’envie, à ce qu’ils prétendent, les voituriers des communes voisines.

— Allons, Coulas ! hardi !

— Tout à l’heure. Quand chacun aura fini de manger et que Mme Martin pourra quitter sa cuisine.

— Madame Martin !… venez donc vite, voilà Coulas qui en va chanter une chanson comme vous n’en avez encore point entendu. On n’attend plus que vous !

— Chantez toujours, j’entendrai bien d’ici.

— Non, non. Il faut que vous soyez ici. Un peu de silence, voyons donc, vous autres. Voilà Coulas qui va commencer. Venez donc vite, madame Martin.

Mme Martin arrive en assujétissant un des coins de son tablier de cuisine sous son bras, à la hauteur de la ceinture, afin d’en dissimuler un peu l’état de propreté. C’est une forte matrone, à riche devanture et au bonnet de dentelles passablement enfumé, dont elle rejette les bandes en arrière, de manière à laisser voir, pendant à ses oreilles, deux boucles d’or aussi larges que des roues de voiture. Elle plante ses deux poings sur ses fortes hanches et s’apprête à écouter d’un air moitié naïf et moitié furieux.

— Madame Martin, il faut d’abord boire un coup à la santé du chanteur.

— Vous boirez après. Dépêchez-vous, ou je retourne à ma besogne.

— Et la Jeannette ! Est-ce qu’elle ne vient pas écouter aussi, la Jeannette ? Jeannette, venez donc vite ! on n’attend plus que vous.

— On y va ! on y va !

La Jeannette vient s’appuyer discrètement contre la porte de la cuisine, en essuyant à son tablier ses mains rouges qui fument encore, comme pour prouver qu’elles ne sortent pas de l’eau froide.

— Allons, maintenant, hardi, Coulas !

Coulas se lève donc d’un air sérieux, toussotte deux ou trois coups en mettant délicatement ses doigts devant sa bouche, promène lentement ses regards sur toute l’assistance, et dit : — Messieurs, mesdames, je vais donc avoir l’honneur de vous chanter pour la première fois la chanson des Voituriers de marine. Il faut d’abord vous dire que cette chanson se chante sur un air connu. C’est sur l’air :

Quand nous fûm’s arrivés
Sur la plac’ de Quingey

Si vous me le permettez, je commencerai par vous chanter le premier couplet de cette chanson-là. Ça nous donnera le ton, et ensuite nous passerons à la nôtre.

— Oui, oui. Il a raison ; c’est cela. Vive Coulas !

— Silence, là-bas !