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Il va-t-à la guerre,
Vole, mon cœur, vole !
Il va-t-à la guerre
Combattre pour nous,
Combattre pont nous,
Tout doux et iou !
Combattre pour nous !

S’il gagne bataille,
Vole, mon cœur, vole !
S’il gagne bataille,
Il aura mes amours…
Il aura mes amours,
Tout doux et iou !
Il aura mes amours !

Qu’il gagne ou non gagne,
Vole, mon cœur, vole !
Qu’il gagne ou non gagne,
Il les aura toujours…
Il les aura toujours,
Tout doux et iou !
Il les aura toujours !

Tout en chantant, la Fifine s’est assise et a repris sa couture ; cependant elle ne peut s’empêcher de jeter par momens un coup d’œil à la dérobée, du côté des vignes du château de Rans, sur cet étrange point bleu qui exerce sur elle une espèce de fascination. Plus de cent fois déjà elle a ainsi chanté à cette fenêtre les couplets qu’elle vient de répéter aujourd’hui, et cependant il lui semble ne les avoir jamais si bien chantés. Elle se seul émue, et ne sait à quoi attribuer cette étrange émotion qui l’envahit. C’est à peine si elle ose se regarder dans les vitres miroitantes de la fenêtre ouverte qui lui font vis-à-vis, tant il lui semble que cette maudite chanson, si inoffensive en apparence, a fait monter de couleurs à ses joues et d’animation à ses yeux noirs. Elle repasse dans son souvenir toutes les paroles échangées depuis le matin entre son père, la Jeanne-Antoine et elle. Il lui semble voir la Jeanne-Antoine descendre le mont de Cernans, montée avec son panier de beurre sur une pièce de marine, puis les œufs, puis la soupe, puis son père rentrant tout à coup avec son manche de pioche, puis ses imprécations à elle contre les voituriers de marine, puis les lamentations de la Jeanne-Antoine suivies de l’énumération de ses richesses, puis les théories de la bonne femme contre le mariage de son fils, et les raisons par lesquelles elle a démontré ensuite à Fifine quelle sottise elle ferait de se marier. Ce sont là autant de choses nettes, raisonnables et positives. Comment donc cela peut-il la mettre, elle si gaie, si ferme et si rieuse, dans un pareil état ?

Pendant tout un quart d’heure, elle s’impose à elle-même l’obligation de ne plus regarder du côté des vignes du château de Rans. Elle a commencé ce quart d’heure à l’instant où l’horloge de Saint-Maurice sonnait les trois heures moins un quart. Plus de dix fois pendant ce quart d’heure elle est tentée de rompre la consigne qu’elle s’est donnée ainsi à elle-même ; mais elle lutte, elle résiste à la tentation avec toute son énergie de Fifine Clairet. Ce quart