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la partie. Les bayadères de la tapisserie et les huit donzelles lithographiées semblent regarder avec stupeur et avoir envie elles - mêmes de se boucher les oreilles au milieu de cet affreux vacarme.

— Vive Coulas Bousson !

— Vive Mme Martin !

— Encore une fois la chanson de Coulas !

— Jeannette, va-t-en chercher quatre bouteilles de bouché pour arroser la chanson de Coulas ; c’est moi qui régale.

— Vive Mme Martin ! vive Coulas ! vive la Jeannette !

— Allons, messieurs, tendez vos verres !

Manuel a écouté la chanson en grattant avec un couteau une couenne de fromage restée sur son assiette, et en faisant une mine à moitié triste et à moitié souriante. Il sourit parce que c’est la première fois qu’il s’aperçoit que la terrible profession de voiturier peut être ainsi chansonnée, et il est triste parce qu’il ne peut oublier combien de souffrances réelles sont tout de même cachées sous l’hilarité tumultueuse de ses confrères. Jamais la vie de voiturier ne s’est offerte à lui sous un aspect aussi crâne, et jamais cependant il n’en a si bien analysé à part lui toutes les misères. Tout à coup il se lève et disparaît par la porte de la cuisine, sans que personne s’en aperçoive.

La chanson de Coulas a du reste obtenu un succès si unanime, que la salle du Cheval-Blanc est devenue trop petite pour contenir la foule, et qu’on finit par hisser de force le chanteur sur les épaules des deux plus vaillans, pour le porter en triomphe au Café du Nord, de l’autre côté de la rue, où l’on doit prendre le café. Là, on renverse une table les pieds en l’air sur le billard, on installe Coulas sur cette table renversée, et on le force à recommencer devant un auditoire décuplé son chant, que tous ses premiers auditeurs savent déjà presque par cœur.

Au moment où cette marche triomphale traverse la rue, la Jeanne-Antoine, qui vient de quitter Josillon, arrive tout étonnée vis-à-vis la boutique du fripier de Manuel.


II

Sitôt que la Fifine a pris congé de son père et de la Jeanne-Antoine, elle revient près de la fenêtre, flaire un instant les résédas de sa plate-bande, prend la branche de lilas qui est toujours dans le pot de fleurs sur la table, et se la promène deux ou trois fois sous le nez avant de se rasseoir en regardant vaguement au loin les vignes du château de Rans, où quelque chose de bleu semble attirer ses regards. Sans se rendre bien compte ni de ce qui se passe en elle, ni de ce qu’elle aperçoit ainsi dans les vignes, elle se met à reprendre machinalement sa chanson, interrompue ce matin par l’arrivée de la Jeanne-Antoine, juste au couplet où elle en est restée :

Ça, dit la troisième,
Vole, mon cœur, vole !
Ça, dit la troisième,
C’est mon ami doux…
C’est mon ami doux,
Tout doux et iou !
C’est mon ami doux.