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de là-haut. Croyez-vous qu’il y a bien des gens à Salins qui soient logés à pareille enseigne ?

— Ce n’est pas là l’embarras tout de même… Tiens, puisque c’est ça, attends-moi là, je vais encore chercher une bouteille de 34.


III

Nous sommes au 1er juillet, Manuel a son adjudication de balayage en poche, au prix de huit cents francs. C’est Josillon qui lui a servi de caution. Il doit entrer en fonctions le 1er août. L’écurie des bœufs se prépare, le petit logement de Villeneuve a été loué pour quarante francs, sans écurie ni grenier, à un cantonnier. Reste à faire la publication des bans, puis enfin la double noce. Par égard pour la Jeanne-Antoine, on a décidé qu’on irait se marier à Villeneuve.

Cependant les joies les plus complètes ont toujours quelques vilains revers. La Jeanne-Antoine s’en aperçoit bientôt. Il n’y a pas eu moyen de faire une petite place pour sa vache dans l’écurie de la place de Saint-Maurice. D’ailleurs une vache de plus à nourrir nécessiterait un magasin à fourrage tel qu’il n’est pas aisé d’en avoir en ville. Xavier, le voisin de la Jeanne-Antoine, s’étant offert à acheter la Bouquette, la Jeanne-Antoine se résigne, mais sous la condition formelle qu’on la soignera bien, et qu’on ne s’en défera pas sans lui en donner avis d’avance. Dans le fait, la vache de la Jeanne-Antoine est une superbe hôte. Ses deux cornes, pointues comme des aiguilles, se cambrent avec une grâce parfaite des deux côtés de la tête ; une magnifique étoile blanche orne le milieu de son front ; ses oreilles frangées de longs poils touffus se dressent à tout venant comme celles d’un lièvre aux aguets ; ses yeux et ses naseaux respirent à la fois on ne sait trop quelle charmante coquetterie sauvage ; elle a la jambe fine comme celle d’une biche, et cependant son fanon pend à son cou comme un superbe jabot ; ses flancs sont vastes et forts, son poil luisant et doux, ses cuisses intactes de toutes souillures ; son pis a réellement quelques airs de corne d’abondance. Quand elle se trouve à la crèche avec les deux bœufs de Manuel, si fatigués, si mornes, si couverts de la poussière funeste des grandes routes, le contraste devient des plus frappans. On dirait une précieuse bien nippée à table avec deux pauvres tailleurs de pierre.

— Allons, va-t’en, pauvre Bouquette ! Ils auront bien soin de toi aussi, va ! Et puis, moi, je reviendrai te voir.

La Bouquette, qui n’a encore que la moitié du corps hors de l’étable, se met à beugler pour toute réponse, en agitant la queue.

La vache une fois casée, il ne reste plus que la poule. C’est la seule et unique de la Jeanne-Antoine ; mais elle prétend qu’elle fait des œufs comme quatre, et Josillon prend lui-même parti pour elle. Il est décidé qu’on la gardera à Salins. — Toujours autant de sauvé ! pense à part elle la Jeanne-Antoine. Quant au reste du mobilier, il n’y a pas besoin de s’y prendre tant à l’avance. Une seule voiture emmènera facilement le tout d’un seul voyage ; mais auparavant il faut bien que la noce se fasse. Le beau temps est revenu pour les foins de la montagne. La récolte a été