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superbe. Le grenier à foin de la Jeanne-Antoine est plein comme un œuf. Les blés et les avoines finissent de mûrir. Comme il ne pleut plus depuis quinze jours, l’air devient lourd ; la terre des sentiers se gerce en mille et mille crevasses. Les mouches tourmentent les bestiaux, et le soir, quand du haut du village on se met à regarder, dans la direction du Châlème, le soleil couchant, on ne sait vraiment plus si l’on est à Villeneneuve ou en Afrique, tant le ciel et la terre semblent tous deux chauffés à blanc.

Josillon, lui aussi, a fini de rebiner et d’ébourgeonner ses vignes. Entre foins et moissons, on peut faire la noce tout à l’aise. C’est la Fifine qui a pourvu et avisé à toutes les toilettes, mais avec la réserve qui convient à des gens qui ne veulent pas s’endetter ; Josillon eu a été quitte pour un chapeau et un gilet. Son pantalon bleu est encore bon, et il n’y a pas eu moyen de le faire renoncer à son habit à queue de morue. C’est avec cet habit-là qu’il s’est marié la première fois, il y a trente ans. Il ne voit pas pourquoi il en changerait cette fois-ci, et prétend même que si dans trente ans il faut recommencer, il n’aura pas non plus d’autre habit, pourvu que Dieu lui prête vie. Est-ce à lui ou à l’habit qu’il entend que Dieu prête vie ? Il n’y a pas moyen de le faire s’expliquer plus clairement.

Pour la Jeanne-Antoine, elle a de toute éternité sa belle robe de drap vert ; avec un beau grand tablier de soie toujours à bavette et un joli bonnet neuf façonnés par la Fifine, puis une paire de gants de soie noire, la voilà prête. On a aussi acheté à Manuel un pantalon de drap noir, qu’on a eu soin de faire assez grand pour qu’il recouvre convenablement la botte par le bas. Un beau gilet de soie à fleurs, une cravate de taffetas, une belle chemise de toile fine qui a été cousue par la Filine en personne, et des gants de colon blancs pas chers, voilà son affaire. Il n’a pas besoin de veste ni d’habit, par la bonne raison que la veste qu’il a été obligé d’acheter après la bataille du quiller de Villers est encore comme toute neuve. La Fifine, elle enfin, ne veut pas d’autres supplémens de toilette que sa petite bague d’or et sa couronne d’oranger. Elle a sa robe blanche de la Fête-Dieu, et le petit voile de mousseline claire que lui avait donné sa mère à l’époque de sa première communion. Qu’a-t-elle besoin d’autre chose ? Le bonheur immense dont son âme est pleine ne sera-t-il pas son plus bel ornement ?


IV

À quatre heures du matin, Manuel arrive au Matachin avec un char-à-bancs traîné par une grosse jument qu’il est parvenu à découvrir dans son village. On installe derrière le char-à-bancs un grand baril de soixante litres que Josillon a rempli à son tonneau de vin de Chauviré. On fourre dans le coffre toute sorte de petits paquets, parmi lesquels se trouve celui de la robe blanche. Josillon s’assied sur la banquette de manière à surveiller son baril. La Fifine fait monter sa fille d’honneur à côté de son père, et prend pour elle la troisième place, de manière à être aussi près que possible du cocher. Manuel s’établit à l’avant, sur la flotte de paille qu’il a eu soin d’y attacher, et les voilà partis dans la fraîcheur du matin.

Une fois qu’on est en route, la Fifine ne tarde pas à glisser sa main dans