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ligne de l’horizon, le clocher de Cernans dressant sa morne silhouette dans le ciel illuminé par le soleil couchant.

C’est là-bas, dans la direction de la lumière, que Salins se cache entre les sinuosités de ces montagnes ; c’est là-bas que ces quatre braves époux vont enfouir leur modeste et paisible honneur. Il semble que Dieu ne retarde en ce moment le coucher de son soleil que pour leur témoigner plus longtemps combien il est content lui-même de la bonne journée qu’ils viennent de faire.


V. – PAUVRE DSAILLET.

Dès le lendemain, Manuel et Josillon font leur tournée dans les rues de Salins. Josillon se promène en agitant continuellement sa grosse sonnette de balayeur, et Manuel le suit avec sa voiture. Le bœuf Dsaillet semble prendre assez bien son parti de cette vie nouvelle. Comparativement à ses corvées d’autrefois, cette tournée ne lui fait guère l’effet que d’une promenade du matin pour le mettre en appétit ; son vieux poil s’adoucit un peu ; il repousse même à deux ou trois places où il manquait complètement.

Quatre mois se sont passés depuis que Manuel mène ses balayures et le fumier de ses bœufs au tas d’engrais formé dans le petit coin qu’il a amodié au bas d’une vigne derrière le faubourg de Salins, pour en faire son entrepôt. Le jour est venu où l’on doit recevoir à dîner les six nociers de Villeneuve, qui, en descendant une pièce de marine, ont eu l’obligeance gratuite d’amener en même temps des planches à fumier. Dès le matin, la Jeanne-Antoine et la Fillne sont en cuisine ; Manuel et Josillon sont allés avec les bœufs attendre les nociers. En un clin d’œil, les sept voitures se trouvent chargées. Coulas Bousson qui est toujours le grand maître des cérémonies, n’a eu garde de rester aujourd’hui en arrière de lui-même ; il a trouvé moyen de se procurer sept petits sapinaux que l’on plantera tout à l’heure dans le trou de rechange de la limonière, en avant du joug. Il a aussi apporté des branches de sapins pour enguirlander les cornes de tous les bœufs. Ces pauvres bêtes ainsi affublées ont l’air de cerfs à toute ramure ; Dsaillet est le seul qui dérange un peu la symétrie : avec tous les efforts possibles, on n’arrive pas à remplacer sa corne. Si cette corne était là, on n’y ferait pas plus attention qu’à celles de tous les autres ; mais elle n’y est plus, et chacun regarde avec regret le pauvre bœuf mutilé.

Pendant que les maîtres dînent au Matachin, Dsaillet, à force de secouer sa tête, parvient à déboucler la chaîne qui le retient, comme les autres, lui et son compagnon à la voiture. Une fois libre de toute entrave, il force bon gré mal gré son collègue à venir dire bonjour, en les flairant sympathiquement, à tous les anciens camarades. On dirait un maître de maison présentant bon gré mal gré son épouse rechignarde à tous ses amis qu’il a invités à son bal. Mais voilà tout à coup qu’on entend claquer au loin des coups de fouet superbes ; ce ne sont pas là des claquemens ordinaires ; on s’aperçoit tout de suite que ceux qui les font retentir y mettent aujourd’hui une certaine crânerie de virtuoses qui ont bien dîné. À ce bruit, Dsaillet vient vite reprendre sa place sans faire semblant de rien.